La rémunération de la performance des dirigeants est un sujet qui a déjà fait couler beaucoup d’encre de la part de la doctrine et des praticiens.
Ab initio, sa fixation tenait toutefois essentiellement compte des performances financières de la société concernée, notamment pour déterminer la part variable de cette rémunération.
La prise de conscience au niveau mondial de l’urgence à repenser notre système économique au regard des impératifs climatiques et sociaux s’est traduite récemment par la mise en place de règlementations juridiquement contraignantes pour les États, dans la continuité de l’Accord de Paris de 2015, et par conséquent, par leur prise en compte dans la règlementation nationale applicable notamment aux acteurs économiques.
Parallèlement, les entreprises sont encouragées (si ce n’est contraintes) à prendre en compte la dimension ESG dans leurs objectifs de développement, et ce d’autant qu’une partie d’entre elles sont d’ores et déjà assujetties à l’obligation de reporting extra financier visée à l’article L. 225-102-1 du Code de commerce1, mais également à l’article L. 225-100-12, et qu’un plus grand nombre d’entre elles seront assujetties à une obligation de reporting dit « de durabilité » de la directive CSRD et aux normes ESRS élaborées par l’EFRAG.
Indépendamment de cette obligation de reporting annuel, l’incorporation depuis 2019 des enjeux sociaux et environnementaux dans les principes de gestion des sociétés visés à l’article 18333 du Code civil et aux articles L. 225-354 et L. 225-645 du Code de commerce ainsi que la pression de nombreux investisseurs qui plébiscitent les investissements responsables face aux enjeux climatiques et à l’impact sociétal ont entraîné une saisine de ces questions par les organes sociaux et les dirigeants et leur traduction dans la gestion et la direction de nombreuses sociétés.
L’ensemble de ces éléments ont nécessairement fait évoluer les critères de détermination de la rémunération des dirigeants, et en particulier de leur rémunération variable, afin d’y intégrer la dimension ESG. Elles trouvent également un écho dans les conditions de performance liées aux outils capitalistiques d’intéressement destinés aux mandataires sociaux.
Au-delà même, la politique de rémunération des dirigeants d’une société se fait le reflet de la stratégie de l’entreprise notamment en matière d’engagements ESG.
1. Organe compétent pour déterminer les critères ESG à prendre en compte dans le calcul de la rémunération des dirigeants
Pour les sociétés dont les actions sont admises aux négociations sur un marché règlementé, la détermination de la rémunération des mandataires sociaux est réalisée selon es modalités prévues aux articles L. 22-10-8 et suivants, L. 22-10-26 ou L. 22-10-76, selon le cas, du Code de commerce.
Par conséquent, les objectifs des dirigeants en matière d’ESG seront fixés par le conseil d’administration ou le conseil de surveillance d’une société anonyme ou par le conseil de surveillance pour ses membres ou les associés commandités pour les gérants pour les sociétés en commandite par actions. La politique de rémunération devra faire l’objet d’une approbation par l’assemblée générale annuelle (et à l’accord des commandités le cas échéant).
Concernant les autres sociétés, la détermination des critères ESG considérés pourra être réalisée en fonction des dispositions du Code de commerce applicables en matière d’’approbation de la rémunération des mandataires sociaux ou, si la loi ne prévoit pas expressément l’organe social en charge de cette approbation, en fonction des stipulations statutaires organisant les modalités de fixation de la rémunération des dirigeants. Il est également possible d’envisager la création d’un organe social chargé de déterminer ces critères, qu’il s’agisse du comité de rémunération institué au sein d’un conseil d’administration ou d’un comité sui generis.
2. Difficultés relatives à la détermination des critères ESG à prendre en compte dans le calcul de la rémunération des dirigeants
Mais encore faut-il définir les critères ESG qui doivent être pris en compte dans la détermination de la rémunération des dirigeants.
Dans l’attente de l’établissement des standards fiables et comparables permettant de mesurer en transparence la performance ESG6, notamment à travers l’établissement par l’European Financial Reporting Advisory Group (EFRAG) des normes ESRS, la multiplicité des éléments pouvant composer l’ESG et - par conséquent – la pluralité des critères pris en compte pour déterminer la rémunération des dirigeants, rend complexe cette sélection, laquelle doit, en outre, s’inscrire dans la stratégie à long terme envisagée par la société.
2.1. Encadrement pour les sociétés dont les actions sont admises aux négociations sur un marché règlementé.
Concernant les sociétés dont les actions sont admises aux négociations sur un marché règlementé, les articles R. 22-10-14, R. 22-10-18 et R. 22-10-40 disposent que : « (…) Lorsque la société attribue des éléments de rémunérations variables, les critères clairs, détaillés et variés, de nature financière et non financière, y compris, le cas échéant, relatifs à la responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise, qui conditionnent leur attribution et la manière dont ces critères contribuent aux objectifs de la politique de rémunération (…) ».
L’article 26.1.1 du code de gouvernance Afep-Medef de décembre 2022 précise les contours des objectifs ESG susceptibles d’être pris en compte dans le cadre de la détermination de la rémunération des dirigeants : « La rémunération de ces dirigeants doit être compétitive, adaptée à la stratégie et au contexte de l’entreprise et doit avoir notamment pour objectif de promouvoir la performance et la compétitivité de celle-ci sur le moyen et long terme, en intégrant plusieurs critères liés à la responsabilité sociale et environnementale, dont au moins un critère en lien avec les objectifs climatiques de l’entreprise. Ces critères, définis de manière précise, doivent refléter les enjeux sociaux et environnementaux les plus importants pour l’entreprise. Les critères quantifiables doivent être privilégiés ».
La rémunération des dirigeants doit ainsi prendre en compte des critères liés à la responsabilité sociale et environnementale, avec toutefois une prédominance des objectifs liés au climat.
En outre, ces éléments doivent s’interpréter par rapport aux objectifs que s’est fixée la société elle-même et être définis de manière précise.
Enfin, cette détermination doit laisser une part importante aux critères quantifiables.
Le Haut Comité de Gouvernement d’Entreprises (HCGE) a précisé, à ce titre, dans son rapport de novembre 2022 qu’il attend : « que les critères RSE (pris en compte dans la détermination de la rémunération des dirigeants) soient définis de manière précise, soient lisibles, pertinents et intègrent les enjeux sociaux et environnementaux propres à l’entreprise. Une simple référence à l’application des politiques RSE, le renvoi à un programme interne RSE ou à des enjeux généraux non définis ne sont pas suffisants7 ».
Il apparait ainsi que les critères ESG définis pour la détermination de la rémunération des dirigeants ne doivent pas être généraux mais particulièrement encadrés, clairs et précis et, en outre, propres à l’activité et plus encore à la société qui les porte. L’impératif de clarté et de précision se justifie par le fait qu’il importe que ces objectifs ne puissent pas être remis en cause lors du versement, ou non, de la rémunération correspondante aux dirigeants. Dans le cas contraire, le renvoi vers une politique RSE ou à des enjeux trop généraux pourrait engendrer une insécurité juridique quant à l’atteinte ou non des objectifs ESG définis en amont.
Le HCGE considère ainsi qu’il convient de (i) privilégier la présence de critères RSE mesurables (qu’ils soient qualitatifs ou quantitatifs), de (ii) faire présenter par la direction générale au conseil de la méthodologie utilisée pour mesurer les critères RSE, et de (iii) faire examiner annuellement par le conseil la trajectoire fixée pour atteindre les critères RSE.
Selon l’article 26.3.2 relatif à la rémunération variable des dirigeants du code de gouvernance précité, « les critères quantifiables, qui ne sont pas nécessairement financiers, doivent être simples, pertinents et adaptés à la stratégie de l’entreprise. Ils doivent être prépondérants. (…) Les critères qualitatifs doivent être définis de manière précise. Au sein de la rémunération variable annuelle, lorsque des critères qualitatifs sont utilisés, une limite doit être fixée à la part qualitative ».
A sa lecture et pour les raisons exposées ci-avant, les critères quantifiables doivent être mis en avant, et notamment en ce qui concerne la performance extra financière des dirigeants, et la fixation des critères qualitatifs doit être particulièrement encadrée afin de ne laisser aucune place à l’interprétation.
Les organes sociaux en charge de la détermination des objectifs ESG auxquels seraient subordonnés le versement de la rémunération variable d’un dirigeant devraient ainsi privilégier les critères quantifiables à ceux qualifiables.
Ce qui pose la difficulté de la fixation des seuils au-delà desquels pourrait être due la rémunération du dirigeant sur des domaines d’intervention ESG qui s’avèrent pluraux, protéiformes, voire évolutifs (cf. Partie « estimation financière de la performance ESG »).
Si certains aspects ESG sont plus aisément quantifiables (e.g. baisse des émissions de gaz à effets de serre) notamment en ce qui concerne les effets sur l’environnement de la société, d’autres le sont plus difficilement.
Par ailleurs, la pluralité des domaines abordés par l’ESG peut également poser difficulté lorsqu’il convient de définir les objectifs de performance des dirigeants.
Ne serait-ce qu’à la lecture de l’énumération des éléments devant faire l’objet d’un rapport annuel visée à l’article L. 225-102-1 du code de commerce : « conséquences sur le changement climatique de l’activité de la société et de l’usage des biens et services qu’elle produit (en ce compris les postes d’émissions directes et indirectes de gaz à effet de serre liées aux activités de transport amont et aval de l’activité), engagements sociétaux en faveur du développement durable, de l’économie circulaire, de la lutte contre le gaspillage alimentaire, de la lutte contre la précarité alimentaire, du respect du bien-être animal et d’une alimentation responsable, équitable et durable, aux accords collectifs conclus dans l’entreprise et à leurs impacts sur la performance économique de l’entreprise ainsi que sur les conditions de travail des salariés, aux actions visant à lutter contre les discriminations et promouvoir les diversités, aux actions visant à promouvoir le lien Nation-armée et à soutenir l’engagement dans les réserves, aux actions visant à promouvoir la pratique d’activités physiques et sportives et aux mesures prises en faveur des personnes handicapées (…) », il est possible d’avoir un aperçu de cette diversité d’éléments qui compose ce qui est appelé sous le terme générique « ESG ».
Le rôle de l’organe social chargé de déterminer les critères de performance ESG des dirigeants est alors également d’arbitrer entre ces différents enjeux afin de dégager ceux qui s’inscrivent au mieux dans la durabilité de leur société.
Ces enjeux, notamment environnementaux, ne devraient pas, pour le moment, être déterminés nécessairement avec l’aval des actionnaires. En effet, l’amendement à la Loi Industrie Verte visant à instituer l’obligation de soumettre à titre consultatif la stratégie climat et durabilité à l’assemblée générale d’une société cotée et d’établir un rapport annuel sur sa mise en œuvre (« Say On Climate »), vient d’être retiré à la date de cet article.
2.2. Absence de cadre pour les sociétés dont les actions ne sont pas admises aux négociations sur un marché règlementé.
Les sources visées ci-avant ne visent que les sociétés dont les actions sont admises aux négociations sur un marché règlementé.
Dans l’attente de la transposition de la directive CSRD, il n’existe pas, à l’heure actuelle, de règles ou de recommandations encadrant les objectifs ESG pour les sociétés non cotées.
Cela ne veut pas dire qu’elles ne peuvent/doivent pas mettre en place de telles mesures de performance de leurs dirigeants malgré l’absence de contraintes règlementaires pesant sur elles dans ce domaine.
Et ce d’autant que, comme évoqué ci-avant, la prise en compte des critères ESG par les investisseurs (l’esprit des textes étant d’orienter les flux financiers vers les entreprises les plus vertueuses (« no ESG, no money »), ainsi que l’intérêt accru du grand public et la quête de sens au sein de leur entreprise par les salariés8 militent dans le sens d’une prise en compte par les sociétés des enjeux ESG dans leur politique de développement, ce qui impacte nécessairement la rémunération des dirigeants afin de les associer plus encore à l’atteinte d’objectifs non financiers. Comme nous l’avons évoqué ci-avant, la réalisation des objectifs ESG participe à la création de valeur, et contre toute attente les entreprises vertueuses s’avèrent souvent les plus performantes (à ce titre, voir l’étude Family Business Survey 2023 réalisée par PwC France).
Afin d’apprécier la performance des dirigeants au regard des critères ESG, ces sociétés pourront ainsi se fonder sur les principes retenus pour les sociétés dont les actions sont admises aux négociations sur un marché règlementé, décrits ci-avant.
Concernant la fixation des objectifs ESG dans le cadre de la détermination de la rémunération de leurs dirigeants, et face à l’absence de cadre règlementaire, les sociétés peuvent également intégrer dans leurs statuts des stipulations imposant la prise en compte d’un certain nombre d’enjeux ESG dans le cadre de la fixation de la rémunération des mandataires sociaux et des seuils de performance à atteindre. Cet aménagement serait d’autant plus cohérent dans les sociétés à mission visée à l’article L. 210-10 du code de commerce en cas de surperformance des dirigeants par rapport aux enjeux ESG auxquels la société est vouée à répondre.
L’appréciation des critères ESG dans la performance des dirigeants dans le cadre de la détermination de leur rémunération est nécessairement vouée à se développer, voire à être plus encadrée, ne serait-ce que du fait des contraintes règlementaires auxquelles un nombre croissant de sociétés devrait être assujetti et dont l’entrée en vigueur ne saurait tarder.
Par ailleurs, l’expansion de la prise en compte de ces critères par les sociétés en pratique devrait également permettre d’arriver à une certaine standardisation des seuils de performance liés à ces objectifs non financiers.
Il en va de l’intérêt des acteurs économiques quant à leur rôle social et par conséquent, leur image vis-à-vis de la Société.
1. Code de commerce, article L. 225-102-1 III : « III. – Dans la mesure nécessaire à la compréhension de la situation de la société, de l’évolution de ses affaires, de ses résultats économiques et financiers et des incidences de son activité, la déclaration mentionnée aux I et II présente des informations sur la manière dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité. La déclaration peut renvoyer, le cas échéant, aux informations mentionnées dans le plan de vigilance prévu au I de l’article L. 225-102-4. La déclaration comprend notamment des informations relatives aux conséquences sur le changement climatique de l’activité de la société et de l’usage des biens et services qu’elle produit, à ses engagements sociétaux en faveur du développement durable, de l’économie circulaire, de la lutte contre le gaspillage alimentaire, de la lutte contre la précarité alimentaire, du respect du bien-être animal et d’une alimentation responsable, équitable et durable, aux accords collectifs conclus dans l’entreprise et à leurs impacts sur la performance économique de l’entreprise ainsi que sur les conditions de travail des salariés, aux actions visant à lutter contre les discriminations et promouvoir les diversités, aux actions visant à promouvoir le lien Nation-armée et à soutenir l’engagement dans les réserves, aux actions visant à promouvoir la pratique d’activités physiques et sportives et aux mesures prises en faveur des personnes handicapées. Les informations relatives aux conséquences sur le changement climatique mentionnées à la première phrase du présent alinéa comprennent les postes d’émissions directes et indirectes de gaz à effet de serre liées aux activités de transport amont et aval de l’activité et sont accompagnées d’un plan d’action visant à réduire ces émissions, notamment par le recours aux modes ferroviaire et fluvial ainsi qu’aux biocarburants dont le bilan énergétique et carbone est vertueux et à l’électromobilité.
Lorsque la société établit une déclaration consolidée de performance extra-financière conformément au II, ces informations portent sur l’ensemble des entreprises incluses dans le périmètre de consolidation conformément à l’article L. 233-16.
Ces informations font l’objet d’une publication librement accessible sur le site internet de la société (…) ».
2. Code de commerce, article L. 225-100-1 I 2° : « I. – Le rapport de gestion mentionné au deuxième alinéa de l’article L. 225-100 comprend les informations suivantes :
(…)
2° Dans la mesure nécessaire à la compréhension de l’évolution des affaires, des résultats ou de la situation de la société, des indicateurs clefs de performance de nature financière et, le cas échéant, de nature non financière ayant trait à l’activité spécifique de la société, notamment des informations relatives aux questions d’environnement et de personnel (…) ».
3. Code civil, article 1833 : « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés.
La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».
4. Code de commerce, article L. 225-35, alinéa 1er : « Le conseil d’administration détermine les orientations de l’activité de la société et veille à leur mise en œuvre, conformément à son intérêt social, en considérant les enjeux sociaux, environnementaux, culturels et sportifs de son activité. Il prend également en considération, s’il y a lieu, la raison d’être de la société définie en application de l’article 1835 du code civil. Sous réserve des pouvoirs expressément attribués aux assemblées d’actionnaires et dans la limite de l’objet social, il se saisit de toute question intéressant la bonne marche de la société et règle par ses délibérations les affaires qui la concernent (…) ».
5. Code de commerce, article L. 225-64 : « Le directoire est investi des pouvoirs les plus étendus pour agir en toute circonstance au nom de la société. Il les exerce dans la limite de l’objet social et sous réserve de ceux expressément attribués par la loi au conseil de surveillance et aux assemblées d’actionnaires. Il détermine les orientations de l’activité de la société et veille à leur mise en œuvre, conformément à son intérêt social, en considérant les enjeux sociaux, environnementaux, culturels et sportifs de son activité. Il prend également en considération, s’il y a lieu, la raison d’être de la société définie en application de l’article 1835 du code civil (…) ».
6. « Responsabilité sociétale et environnementale – se saisir de la marge de manœuvre », Roxana Family in Revue internationale de la compliance et de l’Ethique des Affaires n°6, 13 décembre 2021, 225
7. Rapport du Haut Comité du Gouvernement d’Entreprise, novembre 2022, § 3.1, p. 15.
8. PwC, CEO Survey, 26th Edition.