Dans un contexte de forte inflation et de réforme des retraites, l’Accord National Interprofessionnel (ANI) sur le partage de la valeur conclu le 10 février 2023 et sa transposition dans un projet de loi1, sont apparus comme une note d’optimisme faisant l’objet d’une forte couverture médiatique.
Le partage de la valeur est défini dans le texte de l’ANI comme « la répartition juste et optimale des richesses créées entre les différentes parties prenantes ». L’objectif de la négociation engagée avec les partenaires sociaux était en effet d’échanger autour d’une meilleure répartition de la valeur ajoutée entre le travail et le capital afin de généraliser le partage de la valeur pour tous les salariés et d’améliorer l’articulation des différents dispositifs déjà existants, notamment les dispositifs de participation et d’intéressement. Un objectif prometteur mais ambitieux.<br/>Si le texte de l’ANI a globalement séduit les partenaires sociaux2 qui l’ont signé à la majorité, il a été rejeté par la CGT qui considérait que cette négociation aurait dû être l’occasion de négocier plus largement sur la question des salaires.
Bien que louable dans son intention de mieux répartir la valeur ajoutée de l’entreprise, le texte de l’ANI et du projet de loi, qui en reprend les grands principes, est loin d’être révolutionnaire. Les dispositifs de partage de la valeur déjà existants en France sont en effet nombreux et ont été mis en place très tôt (1959 pour l’intéressement et 1967 pour la participation). Alors que cette situation se retrouve dans de nombreux pays européens, la spécificité de la France est d’avoir rendu obligatoire le dispositif de participation dans certaines entreprises et d’avoir institué des avantages fiscaux et sociaux pour ces dispositifs, ce qui en a favorisé le développement. Ainsi, en 2019, la France était le deuxième pays de l’Union Européenne (derrière la Slovénie) ayant la plus forte part d’entreprises avec un dispositif de partage de la valeur3. Fort de ce constat, il était donc difficile de révolutionner les dispositifs existants de partage de la valeur. La stratégie adoptée a donc été d’élargir le champ des dispositifs actuels et d’inciter les entreprises qui n’y sont pas obligatoirement soumises à y avoir recours.
Dans cette logique, le point phare des textes est certainement la mise en place obligatoire d’un dispositif de partage de la valeur dans les entreprises de 11 à 50 salariés, en cas de bénéfice net fiscal au moins égal à 1 % du chiffre d’affaires pendant 3 exercices consécutifs. À ce jour, seules les entreprises ayant au moins 50 salariés sont soumises à l’obligation de mettre en place un dispositif de participation. À l’avenir, les entreprises de 11 à 50 salariés qui répondent aux conditions susvisées, devront obligatoirement partager une partie de leurs résultats avec les salariés, en optant pour l’un des dispositifs de partage de la valeur déjà existants (participation, intéressement, plan d’épargne salariale ou prime de partage de la valeur) lorsque l’entreprise n’en a pas déjà mis en place. L’ensemble de ces dispositifs étant assorti d’avantages fiscaux et sociaux, leur mise en œuvre profitera à la fois aux entreprises concernées et à leurs salariés.
De même, la prime de partage de la valeur (PPV), qui succède à la Prime Exceptionnelle de Pouvoir d’Achat (PEPA), historiquement mise en place à titre provisoire à la suite du mouvement des gilets jaunes, se trouve pérennisée par le projet de loi sur le partage de la valeur. Le Projet de loi prévoit en effet la possibilité d’octroyer jusqu’à 2 PPV au cours d’une même année civile, dans la limite des plafonds légaux d’exonération (3 000 € par an et par bénéficiaire ou 6 000€ si l’entreprise est couverte par un accord d’intéressement) et il prolonge le régime social et fiscal de faveur. Il sera également possible de placer la PPV sur un plan d’épargne salariale et de bénéficier ainsi d’une exonération de l’impôt sur le revenu pour les sommes bloquées dans la limite des plafonds totaux de 3 000 € et 6 000 €.
Le plan de partage de la valorisation de l’entreprise (PPVE) permettrait aux entreprises d’octroyer une prime aux salariés ayant au moins un an d’ancienneté, dans le cas où la valeur de l’entreprise augmente au cours d’une période de 3 ans. Cette prime serait calculée par application du taux de variation de la valeur de l’entreprise au cours des 3 ans, à un montant de référence initialement convenu. S’il semble novateur, le PPVE s’apparente en réalité au dispositif anglo-saxon d’actions fantômes (« phantom stocks ») jusque-là peu utilisé en France du fait de l’absence de traitement fiscal et social attractif. Or, le projet de loi sur le partage de la valeur assortit désormais ce dispositif d’une exonération de cotisations sociales et d’impôt sur le revenu. La prime de PPVE serait en revanche soumise à la contribution de 20 % applicable aux actions gratuites.
Le sujet le plus sensible de l’ANI et du projet de loi sur le partage de la valeur concerne certainement la question des profits exceptionnels réalisés par certaines entreprises. L’ANI prévoyait en effet une obligation de négociation sur la définition d’une augmentation exceptionnelle du bénéfice et sur les modalités de partage de la valeur avec les salariés qui en découle, dans les entreprises de 50 salariés et plus, pourvues d’au moins un délégué syndical et soumises à l’obligation de mettre en place de la participation. Or, dans un avis du 17 mai 2023, le Conseil d’État avait estimé « qu’en ne fixant pas de critères encadrant la négociation collective pour définir ce qu’est une augmentation exceptionnelle du bénéfice et en s’abstenant de prévoir, par exemple, que cette définition tient compte de critères tels que la taille de l’entreprise, le secteur d’activité ou les résultats des années antérieures, le projet de loi est entaché d’incompétence négative ». Cet obstacle a été écarté dans la version du projet de loi adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale, qui prévoit désormais que « la définition de l’augmentation exceptionnelle du bénéfice prend en compte des critères tels que la taille de l’entreprise, le secteur d’activité, les bénéfices réalisés lors des années précédentes ou les évènements exceptionnels externes à l’entreprise intervenus avant la réalisation du bénéfice ».
Enfin, on notera que l’ANI et le projet de loi sur le partage de la valeur suppriment le report de 3 ans pour la mise en place d’un dispositif de participation lors du franchissement des seuils d’assujettissement, en cas de présence d’un dispositif d’intéressement. Cette suppression va certes dans le sens de l’extension des dispositifs de partage de la valeur mais marque un retour en arrière par rapport à la loi PACTE de 2019 qui allongeait de 12 mois à 5 ans le délai de franchissement du seuil de 50 salariés pour déclencher l’assujettissement à la participation.
Si l’ensemble de ces règles semble favorable à un développement des dispositifs de partage de la valeur, deux inquiétudes se profilent déjà. Tout d’abord, ces dispositifs n’ont vocation à s’appliquer qu’aux seuls salariés de l’entreprise. Or, aujourd’hui de plus en plus d’acteurs contribuent à la création de valeur de l’entreprise, sans pour autant être liés avec elle par un contrat de travail (travailleurs indépendants, intérimaires, prestataires de services etc.). D’autre part, s’agissant des salariés, on peut redouter que l’attractivité fiscale et sociale des dispositifs optionnels de partage de la valeur entraîne un effet de substitution aux hausses de salaire.
1. Le projet de loi sur le partage de la valeur a été adopté par le Conseil des Ministres le 24 mai 2023 et adopté par l’Assemblée nationale en première lecture le 29 juin 2023. Il a été enregistré à la Présidence du Sénat le 29 juin dernier et, à l’heure de publication du présent article, devrait être débattu par le Sénat en octobre 2023.
2. L’ANI a été signé par le Medef, la CPME, l’U2P, la CFDT, FO, la CFE-CGC et la CFTC.
3. Source : ECS (European Company Survey) 2019 et calculs DG Trésor.