À mi-parcours de l’objectif fixé par la Commission Européenne pour 2030, visant à réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55 % par rapport aux niveaux de 1990 (Fit for 55), un triple constat s’impose : il n’existe pas de solution technologique miracle, le contexte économique n’est pas favorable, et il n’y a pas de business model évident.
Dans un monde où la décarbonation devient un pré-requis, de nombreuses entreprises sont confrontées à de nouveaux risques physiques (incendies, tempêtes), à une raréfaction de l’accès à des ressources critiques, à des coûts énergétiques en forte hausse, ainsi qu’à des contraintes réglementaires limitant leurs capacités productives en matière d’émissions de carbone.
Le 13 février 2025, une conférence sur la transition énergétique et la décarbonation s’est tenue, coorganisée par PwC France, PwC Société d’Avocats et Strategy&. Cet événement a réuni des industriels, des opérateurs d’infrastructures, des fonds d’investissement et des experts de PwC. La matinée a mis en lumière les enjeux de réinvention des business models auxquels les entreprises sont confrontées, ainsi que les défis qu’elles doivent relever pour atteindre une décarbonation rentable. Deux tables rondes et une présentation sur les mécanismes publics de financement des projets ont rythmé cette rencontre.
De la planification à la contractualisation ou la survie des projets à la « death valley »
Après une phase de planification et d’élaboration de stratégies et de dossiers d’investissement, les projets de décarbonation entrent à présent dans une étape cruciale de contractualisation. Cette phase, souvent associée au terme de death valley, exige de maintenir le cap dans un environnement financier et réglementaire incertain. Les projets qui parviennent à traverser cette période critique peuvent alors être opérationnalisés et passer à l’échelle.
L’inaction est plus coûteuse que l’action
La mobilisation conjointe des financeurs publics et privés est essentielle pour franchir cette étape. Les subventions publiques jouent un rôle clé en réduisant les risques en amont, tandis que l’apport en capital des fonds d’investissement et d’infrastructures, avec une prise de position à moyen et long terme, contribue à assurer la pérennité des projets. Cependant, le manque de visibilité réglementaire et les incertitudes sur la rentabilité inquiètent les investisseurs privés, réticents à s’engager plus en amont (sauf s’ils peuvent s’appuyer sur des filiales dédiées « growth »). Pourtant, force est de constater que malgré une actualité géopolitique et énergétique instable, le coût de l’inaction dépasse aujourd’hui celui de la prise de risque. D’autant plus que projetée sur 15 à 20 ans, cette prise de risque se transforme en levier stratégique pour l’investissement dans les infrastructures, répondant ainsi aux enjeux de souveraineté énergétique, de compétitivité et de conformité réglementaire (notamment avec la mise en œuvre prochaine du Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières).
Dans un contexte de décarbonation, comment les entreprises peuvent-elles relever ces défis ? Qu’est-ce que cela implique pour leurs business models ?
Les enjeux climatiques bouleversent les business models traditionnels, incitant les entreprises à repenser leur positionnement au sein de nouvelles chaînes de valeur. Cette transformation est cruciale pour répondre aux exigences environnementales mais aussi maintenir leur compétitivité dans un marché en constante évolution. Par exemple, l’industrie soumise au jeu de la réduction progressive des quotas carbone attribués gratuitement devra se décarboner pour continuer à produire. Une industrie fortement émettrice de CO2 comme le ciment, au-delà de la transformation de son processus de production, doit acquérir de nouvelles compétences pour capturer et valoriser le CO2 (émission, transport, stockage).
La décarbonation n’est pas qu’un risque, elle peut aussi être une opportunité. Des opérateurs obligés en application de l’article 40 de la loi ApER d’implanter des panneaux photovoltaïques sur ombrières sur les parcs de stationnement extérieurs ou des opérateurs disposant de fonciers disponibles (ports, aéroports, etc.) identifient des opportunités permettant de valoriser ce foncier. En revanche, ils doivent apprendre un nouveau métier (producteur ? fournisseur d’énergie ?) qui implique de nouvelles compétences, l’apprentissage d’un nouveau secteur avec ses enjeux propres.
Le financement est le premier défi auquel les entreprises sont confrontées
Ces nouveaux business models présentent des défis significatifs, notamment en matière de financement. Bien que les objets à financer n’aient pas fondamentalement changé, leurs modèles économiques, eux, ont évolué. Les besoins en investissements CAPEX intensifs sont explosifs.
Les critères essentiels pour la FiD incluent la robustesse financière, la maturité technologique et la réduction des émissions en valeur absolue. La plupart des entreprises doivent déterminer le coût du capital, le taux de rendement attendu que les participants au marché exigent pour attirer des fonds vers un investissement particulier. Pour faciliter la mesure et la comparaison, le coût du capital est le plus souvent exprimé sous la forme du coût moyen pondéré du capital (CMPC ou WACC en anglais).
Le CMPC est un élément crucial dans l’évaluation du coût et de la valeur actuelle nette de tout investissement car il détermine le taux auquel les flux de trésorerie futurs sont actualisés.
Les entreprises qui ont pris des engagements de décarbonation à 2030 et 2050 ont d’abord mis en œuvre les projets les plus efficaces, c’est-à-dire, ceux qui minimisent les coûts et maximisent les réductions de carbone. Au fur et à mesure, les contraintes s’alourdissent. C’est là où le prix interne du carbone intervient. Le prix interne du carbone est une valorisation du coût économique de ses émissions de gaz à effet de serre que l’entreprise se fixe volontairement. Ce prix directeur interne permet d’apprécier et de diriger plus efficacement les investissements en fonction des objectifs de décarbonation que l’entreprise s’est fixée.
L’aide publique, un élément fondamental pour débloquer les projets
En Europe, où les coûts de développement des projets sont plus élevés, la mise en place de mécanismes de soutien pour compenser ces coûts par rapport aux États-Unis et à la Chine est essentielle pour stimuler l’innovation. Plusieurs types de financements publics clés existent, tels que le Fonds d’Innovation ou le Connecting Energy Facility (CFE) au niveau européen et les nouveaux dispositifs français comme le mécanisme pour les Grands Projets Industriels de décarbonation (GPID), le Mécanisme de Soutien Public pour l’Hydrogène (MSP H2) et le Crédit d’Impôt au titre des Investissements dans l’Industrie Verte (C3IV), entré en vigueur le 14 mars 2024.
La multiplicité des mécanismes à disposition, la complexité des critères d’éligibilité et la sécurisation des subventions publiques nécessitent un accompagnement.
Des montages juridiques, contractuels, comptables et fiscaux pour favoriser la rentabilité
Pour financer la décarbonation et plus particulièrement les nouveaux business models, il est essentiel de mettre en place des montages juridiques, contractuels, comptables et fiscaux adaptés afin de garantir la rentabilité des projets.
Des entreprises émettent des green bonds, un financement obligataire vert. C’est un schéma intéressant pour aller chercher des taux un petit peu plus attractifs, mais qui est contraignant sur la sélection des investissements éligibles. Des entreprises sont en mesure d’allouer une enveloppe annuelle pour ces projets de décarbonation, mais étant donné le coût du capital, la rentabilité est plus difficile à atteindre. D’autres schémas existent, attractifs pour les fonds d’investissements. C’est le modèle totalement externalisé qui fournit le projet « as-a-service ». L’entreprise se décharge sur un tiers du projet. Plus complexe, les financements structurés, impliquent de monter des sociétés de projets qui comme dans le secteur de l‘infra vont rassembler divers intervenants (émetteurs de carbone, investisseurs, prêteurs, industriels) pour porter des projets plus complexes. La difficulté de ces schémas réside dans la complexité juridique et fiscale, nécessitant des compétences techniques, financières et juridiques accrues.
On constate qu’il existe plusieurs approches et de multiples outils. Le principal retour d’expérience est qu’il est nécessaire d’être agile. Cela parait évident, mais les entreprises doivent définir une bonne stratégie pour adapter le schéma juridique et fiscal à chaque projet.
Le second défi : augmenter ses prix pour valoriser l’effort de décarbonation
Il est clairement utopique de considérer que le client est prêt à payer plus pour un service ou un produit décarboné. Au contraire, dans la chaine de valeur, le donneur d’ordre a plutôt tendance à demander des efforts à la fois sur la décarbonation et sur les prix.
Il est indéniable que les efforts de décarbonation créent un surcoût qui n’est pas soutenable vis-à-vis de la concurrence internationale. Le développement du marché carbone constitue un début de solution, pour autant que le prix de la tonne de CO2 atteigne des prix plus intéressants. On l’a déjà vu plus haut, les aides publiques sont indispensables pour aider les entreprises à rester compétitives.
Au-delà, les entreprises ont également besoin de réglementations stables. Imposer le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, ou MACF (dénommé en anglais Carbon Border Adjustment Mechanism ou CBAM), l’imposition de taux d’incorporation minimum de plastique recyclé, l’obligation de déployer des ombrières sur des parkings, etc. Ces réglementations lorsqu’elles sont adaptées constituent un levier fort sur les prix et permettent notamment aux différentes parties prenantes de prendre des décisions d’investissement.
Enfin, le dernier grand défi est celui de la simultanéité, la nécessité de nouveaux modes de coopération
Pour simplifier, cela ne sert à rien pour une entreprise de se décarboner si l’énergie électrique nécessaire à son nouveau mode de production n’est pas disponible le jour 1. Pourquoi produire de l’hydrogène vert, si l‘infrastructure de transport n’est pas disponible ?
La création de partenariats stratégiques joue alors un rôle clé en permettant de financer des projets complexes et coûteux même si cette approche tant à créer de nouvelles interdépendances entre les acteurs.
Par exemple, les opérateurs d’infrastructures, ou « infrastructeurs », jouent un rôle clé grâce à leur positionnement neutre leur permettant d’agréger des Appels à Manifestation d’Intérêt (AMI) et de répondre aux besoins financiers et énergétiques des acteurs industriels et des territoires, accélérant ainsi les projets. Autre exemple, les zones industrialo-portuaires, qui s’étendent désormais sur plus de 200 km, agissent comme catalyseurs de la décarbonation en regroupant les acteurs industriels grâce à leur foncier, consolidant ainsi des partenariats stratégiques, permettant le passage à l’échelle et assurant l’approvisionnement en énergie.
La conclusion ?
Il est impératif d’adopter une approche multidisciplinaire pour les sujets de transition énergétique et de décarbonation. Ceci implique de collaborer avec l’ensemble des acteurs (publics et privés) ainsi que des experts juridiques, financiers et stratégiques afin de pouvoir développer, financer et passer à l’échelle les projets. Cette approche coopérative permet de sortir des échanges conceptuels et de tirer les leçons de retours d’expérience concrets en mutualisant les compétences – c’est notre conviction.