Alors que l’OCDE n’a pas encore finalisé ses recommandations en matière de fiscalité de l’économie numérique, force est de constater que les Etats ou leurs élus n’ont pas attendu que le consensus s’établisse au sein de l’OCDE pour proposer voire pour mettre en œuvre des mesures fiscales visant l’économie numérique.En France, la publication du rapport de France Stratégie en mars 2015 a été une illustration de cette démarche. A la lecture de ce rapport, la presse a pu ainsi évoquer un retour de la «taxe Google» ou de son pendant dans l’univers de l’e-commerce, la «taxe Amazon».
Par Michel Combe, avocat associé, PwC Société d’Avocats
Si l’on regarde de manière plus récente, deux rapports du Sénat, établis par sa Commission des finances et publiés le 16 septembre 2015, proposent de réformer l’imposition des sites dits d’e-commerce et des plateformes collaboratives.
Faisant le même constat que tous les Etats, à savoir que l’économie digitale connaît un développement rapide et que les modalités d’imposition des activités économiques traditionnelles ne permettent pas une imposition satisfaisante des flux provenant des transactions numériques, la mise en place de nouveaux outils est suggérée.
La Commission des finances du Sénat souligne que les adeptes de l’économie collaborative (par exemple les sites de locations d’appartements ou d’équipements ou les sites de covoiturage) conduisent des activités économiques qui ne sont pas déclarées et qui ne sont donc pas imposées à l’impôt sur le revenu. Elle note par ailleurs qu’en matière de TVA, les sites d’e-commerce, souvent basés hors de France voire hors de l’Union européenne, ne déclarent pas ces flux et échappent ainsi au paiement de la TVA. Moins de 1 000 sites d’e-commerce seraient enregistrés en France pour les besoins de la TVA alors que plus de 700 000 sites existeraient rien qu’en Europe.
Le Sénat français propose d’instaurer un prélèvement à la source de la TVA sur les achats en ligne et une déclaration automatique de revenus réalisée de manière centrale par un outil unique.
Selon le rapport de la Commission des finances du Sénat, une franchise serait introduite afin que seuls les acteurs privés ayant une activité soutenue au sein de l’économie collaborative soient assujettis à l’impôt sur le revenu.
Au-delà de la pertinence et de la faisabilité technique de ces propositions, cette démarche, si elle devait être poursuivie et se traduire par de nouvelles règles fiscales, constituerait un frein à l’économie digitale en créant un corpus de règles françaises qui pourrait ne pas être en harmonie avec les législations des autres Etats.
Dans une autre affaire très médiatisée en son temps, la Hongrie avait tenté en 2014 d’imposer une taxe sur les FAI (fournisseurs d’accès Internet), les obligeant à payer 150 forints (0,49 e) pour chaque gigaoctet de trafic de données sur leur réseau. Le projet a été abandonné depuis.
En sera-t-il de même du projet du gouvernement italien de créer une taxe digitale, que l’Italie entend mettre en œuvre dès le 1er janvier 2017, s’étant lassée d’attendre une position commune de l’Union européenne sur la fiscalité applicable à l’économie numérique ?
Le Président du Conseil italien n’a pas donné plus de détails sur le projet qu’il entendait faire adopter par le parlement italien. Toutefois, si l’on se réfère à un rapport parlementaire italien publié récemment, une taxe de 25 % serait appliquée à toutes les transactions par laquelle une entreprise multinationale vend un service ou un produit numérique en Italie. La proposition indiquait que la taxe serait appliquée à chaque société étrangère qui a eu des revenus de plus de 5 millions d’euros sur une période de temps de six mois au titre des biens et services vendus en Italie.
Nous avons mentionné trois projets de législation mais il ne faudrait pas oublier de relever les changements législatifs intervenus au Royaume-Uni au travers de la diverted profits tax (DPT) qui s’applique depuis le 1er avril 2015, taxe qui ne vise certes pas seulement l’économie numérique mais qui trouve sa genèse dans celle-ci.
En résumé, la DPT s’applique à une société qui réalise des ventes au Royaume-Uni sans y être établie ou sans y disposer d’un établissement stable ou entre sociétés liées dont l’une est établie au Royaume-Uni ou y dispose d’un établissement stable, dès lors que dans les deux cas, le produit et/ou le profit des transactions concernées est perçu par une société établie dans un Etat à faible fiscalité ou dans un Etat où elle bénéficie d’un régime fiscal de faveur.
Au-delà de la recherche de solutions dont certains Etats de l’Union européenne font preuve pour appréhender les produits et profits des activités numériques, ces illustrations démontrent une démarche dépourvue de cohérence, introduisant des impositions nouvelles, adoptant des règles en matière de fiscalité directe certaines fois, d’autres fois en matière de fiscalité indirecte, conduisant à faire peser sur certains opérateurs de la chaîne de valeur numérique des obligations de collecte d’information ou d’impôts. Toutes ces actions ne vont pas dans le sens d’un marché unique et d’une simplification des obligations fiscales des opérateurs économiques.
Cette diversité des réponses face au défi de l’économie numérique est aussi vraie en dehors de l’Union européenne. Nous citerons un exemple en Argentine. Au travers de la fiscalité indirecte, cet Etat essaie de trouver une réponse au défi fiscal de l’économie numérique. Selon la ville de Buenos Aires, l’objectif de cette imposition est de protéger les entreprises locales de services de streaming qui, elles, acquittent des impôts en Argentine. La ville de Buenos Aires a donc annoncé une imposition sur le revenu de 3 % qui s’appliquera à tout abonnement en ligne souscrit auprès d’une entreprise étrangère pour des services numériques, y compris la vidéo, la musique et les jeux. La taxe, connue comme la «taxe Netflix», vise directement ces services de streaming. Cette législation fait des sociétés de cartes de crédit ou de paiement les agents chargés de collecter l’imposition ainsi instaurée.
Voilà une démarche en tous points comparable à ce que la France a fait en instaurant à la demande des producteurs cinématographiques et audiovisuels ainsi que des opérateurs français de services de streaming, une taxe de 2 % sur les opérations qui permettent, moyennant paiement, de visionner sur demande individuelle des œuvres cinématographiques ou audiovisuelles au moyen d’un procédé de communication électronique.
Si nous poursuivons notre tour du monde, l’Australie donne une illustration, dans son budget 2015-2016, de l’adoption de mesures visant l’économie numérique.
Le gouvernement australien a ainsi publié un projet de loi qui propose de modifier la taxe sur les produits et services (TPS) pour garantir que les produits et services numériques fournis aux consommateurs australiens reçoivent un traitement équivalent au regard de la TPS, qu’ils soient fournis par une entreprise australienne ou par une entreprise étrangère. Ces nouvelles mesures seront applicables aux produits livrés et services rendus à compter de juillet 2017.
Les modifications proposées portent sur l’extension de la notion de «liée avec l’Australie» pour y inclure les fournitures effectuées au profit de consommateurs australiens. Un consommateur australien est généralement défini comme un résident australien autre qu’une entreprise. Toutefois, au terme de ce projet, une entreprise sera également réputée être un consommateur australien si elle exploite une entreprise, mais n’est pas enregistrée ou n’est pas tenue d’être enregistrée pour les besoins de la TPS du fait du faible niveau de chiffre d’affaires qu’elle réalise. Les nouvelles mesures ne seront donc pas applicables aux transactions «business-to-business».
Il y aura inévitablement des difficultés de mise en œuvre importantes concernant les informations disponibles ne serait-ce que pour savoir si un client est un consommateur australien au sens du texte proposé. Le projet de document explicatif publié en appui du projet de loi par l’Australian Taxation Office (ATO) indique que les autorités fiscales australiennes travailleront avec les contribuables afin de définir les mesures qui doivent être prises pour déterminer si un client est un consommateur australien. Il est évident que les opérateurs économiques locaux veulent avoir en amont de l’adoption du texte une certitude totale sur cette question essentielle, en particulier compte tenu du nombre de clients qui contractent avec les fournisseurs de contenu numérique, du volume et de la diversité des opérations et de la difficulté de la mise en œuvre des modifications des systèmes de reporting sur une grande échelle qui résulte de tout changement de législation.
En Australie comme dans les autres Etats, l’objectif recherché par l’adoption d’une telle législation est d’assurer une fiscalité identique quel que soit le lieu d’implantation du prestataire de services ou fournisseur de biens.
Il convient de souligner que le projet indique que dans de nombreux cas, la responsabilité quant au paiement de la TPS sera reportée du fournisseur à l’exploitant du service de distribution électronique (le FAI) mais aussi en l’état actuel de la rédaction du projet, vers les entreprises qui assurent les paiements de ces transactions, à savoir les processeurs de paiement et potentiellement les banques et les fournisseurs de cartes de paiement et de crédit.
Dans le même esprit, pour se conformer par anticipation aux conclusions des travaux de l’OCDE au titre de BEPS, le gouvernement australien a annoncé qu’il introduirait une mesure proche de la diverted profits tax britannique. Le projet de loi vise les entités non-résidentes qui tirent un revenu de la fourniture de biens ou de services à des clients australiens, tout en disposant d’une entité liée en Australie qui rend des services dits de support, mais sans créer un établissement stable, auquel le profit qui en résulte pourrait être attribué.
Enfin l’Afrique, dont on connaît le dynamisme dans l’économie numérique, adapte elle-même son cadre juridique afin d’adresser la fiscalité des activités digitales. Ainsi l’Afrique du Sud, observateur su sein de l’OCDE, a commencé à envisager sa place dans l’économie numérique et les questions de neutralité qui lui sont associées. L’administration fiscale a fait adopter une loi en juin 2014, qui tend à imposer la taxe sur la valeur ajoutée sur les entités étrangères de fourniture des services électroniques aux consommateurs locaux. Afin d’atteindre cet objectif, la loi sur la TVA a été modifiée afin d’exiger des entités étrangères qui fournissent certains services électroniques aux consommateurs sud-africains un enregistrement et la facturation de la TVA sur leurs services. Actuellement, le champ d’application de l’impôt est limité à une poignée de services électroniques (par exemple, les services éducatifs, les jeux, les services de ventes d’e-livres, le contenu audiovisuel). Toutefois, il a été proposé que cette liste soit élargie en 2015 pour inclure les logiciels. Il convient de souligner que le ministre des Finances sud-africain a indiqué lors de la présentation du budget 2015 qu’il conviendrait aussi de réfléchir à la fiscalité directe des opérateurs de l’économie digitale, qu’ils soient ou non établis en Afrique du Sud.
En conclusion, face à une économie qui se développe de manière rapide au sein de tous les Etats et à un moment où la simplification des obligations fiscales à la charge des entreprises est une des priorités de la France, il est essentiel que la France contribue par son action politique au sein des instances internationales à une approche harmonisée des défis fiscaux de l’économie numérique.
Un corpus législatif unique facilitera le développement de cette économie source de richesse et donc d’emplois. Il permettra d’éviter la concurrence fiscale entre Etats, répondant ainsi aux objectifs majeurs qui prévalent dans les travaux de l’OCDE et de l’Union européenne en matière de lutte contre l’érosion des bases imposables et la fraude fiscale. Ces réponses doivent être harmonisées entre les Etats mais aussi entre les impôts. On ne peut pas imaginer des définitions ou règles fiscales qui ne soient pas communes aux différentes impositions.