Depuis bien des années, praticiens et contribuables ont acté qu’une société civile immobilière (SCI) non soumise à l’impôt sur les sociétés et détenue (exclusivement) par des personnes physiques peut procéder à la réévaluation de son bilan, sans conséquences fiscales pour ses associés.
Par Bernard Liger, avocat associé, Landwell & Associés
Depuis bien des années, praticiens et contribuables ont acté qu’une société civile immobilière (SCI) non soumise à l’impôt sur les sociétés et détenue (exclusivement) par des personnes physiques peut procéder à la réévaluation de son bilan, sans conséquences fiscales pour ses associés.
Prenons l’exemple d’une SCI propriétaire d’un (ou plusieurs) immeuble(s) qu’elle donne en location. Ses associés sont donc imposables sur le profit locatif à l’impôt sur le revenu dans la catégorie des revenus fonciers.
Depuis la fin des années 1990, la réponse ministérielle Dubernard du 8 avril 1996(1), bien connue, avait confirmé que «la réévaluation des actifs immobiliers de la société est sans conséquence sur le revenu foncier. (…) Cette réévaluation ne permet pas de constater la réalisation d’une plus-value imposable au nom des associés dès lors qu’elle ne s’analyse pas en une cession à titre onéreux du droit de propriété afférent à ces actifs immobiliers».
Tous les praticiens ont observé que cette doctrine n’a pas été reprise au BOFIP. Est-ce par oubli ? Nous ne le croyons pas, mais à la même question posée pourrait-il aujourd’hui y avoir une réponse différente ? Dans sa note sous l’arrêt objet de ce commentaire, notre confrère Julien Chateauneuf(2) nous donne une partie de la réponse en rappelant que la doctrine reprise celle-ci au BOFIP (BOI-RFPI-PVI-10-30 par. 1 du 12 sept. 2012) indique explicitement que «seules sont imposables les plus-values réalisées lors d’une cession à titre onéreux d’un bien immobilier ou d’un droit y afférent».
Une première conclusion peut être tirée, une SCI (présentant les caractéristiques sus-décrites) peut donc réévaluer son bilan, sans incidences fiscales pour ses associés personnes physiques, cela autant de fois que ses actifs immobiliers recèlent des plus-values latentes.
L’intérêt de la décision du Conseil d’Etat du 12 décembre 2013 et la difficulté qu’il soulève résident en réalité dans les conséquences que la haute assemblée tire de la distribution de l’écart de réévaluation aux associés de la SCI.
Le raisonnement est surprenant à plus d’un titre. Quel est-il ?
«Considérant que la plus-value dégagée à l’occasion de la réévaluation d’un élément d’actif ne constitue pas un élément du résultat et doit être portée au compte de capitaux propres “écart de réévaluation” ; qu’elle présente le caractère d’une plus-value latente qui n’est pas imposable tant que l’immobilisation ainsi réévaluée n’a pas été cédée ; que le transfert d’une partie des sommes inscrites à ce compte sur des comptes courants d’associés, alors que les immobilisations correspondantes n’ont pas été cédées, revêt le caractère d’une répartition entre les associés des sommes concernées, prohibée par les dispositions de l’article L. 232-11 du Code de commerce ; qu’une telle opération a pour effet, dans la mesure de ce transfert, de faire perdre à la plus-value correspondant à l’écart de réévaluation son caractère latent et à rendre celle-ci immédiatement imposable.»
Un tel raisonnement ne peut être tenu que, d’une part, si l’on pense que l’article L. 232-11 du Code de commerce s’applique aux sociétés civiles et d’autre part, si l’on voit dans cette distribution de l’écart de réévaluation, un événement qui fait perdre à la plus-value son caractère latent et la rend imposable.
Sur l’article L. 232-11 du Code de commerce
Si cet article définit le bénéfice distribuable d’une société, son dernier alinéa précise que «l’écart de réévaluation n’est pas distribuable. Il peut être incorporé en tout ou partie au capital». Rappelons que cet article du Code de commerce figure dans le chapitre II «Des comptes sociaux» du Titre troisième : Dispositions communes aux diverses sociétés commerciales, la codification du Code de commerce étant législative et non réglementaire à la différence de celle du Code général des impôts. En d’autres termes, les titres ont une portée législative que le Conseil d’Etat ne saurait ignorer.
Si l’on veut comprendre la portée de ce dernier alinéa d’un texte qui s’applique aux sociétés commerciales, sociétés anonymes, SARL et aujourd’hui SAS, on peut notamment se reporter aux commentaires du professeur Wilfried Jeandidier(3) qui nous éclairent sur la notion de délit de distribution de dividendes fictifs, puisque distribuer un écart de réévaluation est constitutif, sauf exception, d’un tel délit.
Après avoir rappelé les types de sociétés visées par ce délit (et les sociétés civiles n’y figurent pas), il observe qu’«il n’y a assurément rien d’étonnant à ce que la loi interdise toute distribution de l’écart de réévaluation. La technique de la réévaluation n’est porteuse d’aucun enrichissement, ne faisant que rétablir au niveau comptable la valeur d’un ou plusieurs biens jusqu’alors sous-évalués».
Or, dans ses propos introductifs, il souligne la gravité du délit de distribution de dividendes fictifs : «Les dividendes distribués aux actionnaires existent bel et bien. Ce qui est fictif en revanche, ce sont les bénéfices. Autrement dit, en distribuant de faux bénéfices, on distribue en réalité des réserves, voire, ce qui est encore plus grave, le capital social. Saignée à mort, la société considérée se vide ainsi de sa substance. Et, ce qui n’est pas moins grave, cette situation de prospérité apparente, fallacieuse, abuse dangereusement les tiers. Ainsi que le notent pertinemment deux auteurs, une distribution de dividendes fictifs évoque à la fois l’abus de confiance et l’escroquerie : abus de confiance envers les associés et la société, et escroquerie vis-à-vis des tiers (J. Larguier et P. Conte, Droit pénal des affaires, A. Colin, 11e éd. 2004, n° 400). Remarquons encore que le délit de distribution de dividendes fictifs est étroitement lié à une autre infraction, non moins grave, qui en est généralement l’annonce, le délit de publication de comptes inexacts (v. par ex. Cass. crim., 15 sept. 1999, n° 98-83 525 : JurisData n° 1999-003941).»
On peut d’autant plus partager cette opinion dans le cas des sociétés commerciales que les tiers cocontractants ont pour seules garanties les actifs de la société qui sont son patrimoine social, la responsabilité des actionnaires ou associés étant limitée au montant de leurs apports. Ainsi, on peut rapprocher les dispositions de l’article 232-11 dernier alinéa de celles de l’article L. 223-21 (relatif aux SARL) (4) de ce même Code de commerce, qui interdisent par exemple aux gérants ou aux associés de SARL, notamment «de se faire consentir par elle un découvert en compte courant».
La distribution d’un écart de réévaluation par une société civile serait-elle prohibée par les mêmes dispositions de l’article L. 232-11 au motif qu’elles pourraient constituer une distribution de dividendes fictifs ?
Non seulement la notion de dividende est inappropriée, s’agissant de la distribution du résultat et/ou de réserves d’une société civile (translucide) à ses associés, mais la distribution de cet écart de réévaluation aux associés ne diminue en rien les droits des tiers cocontractants qui pourront rechercher la responsabilité indéfinie des associés bénéficiaires de cette distribution.
S’offusque-t-on dans le même sens de voir des comptes courants d’associés fréquemment débiteurs dans une société civile ? S’inquiète-t-on de voir des sociétés civiles ne pas tenir de comptabilité, rendant ainsi très difficile le suivi des créances ou des dettes de ses associés, même si tout bon professionnel se doit d’insister sur l’utilité de tenir une comptabilité ?
Sur le point de la comptabilité, certains commentaires ont relevé que le Conseil d’Etat avait observé que la société Cofathim avait tenu une comptabilité commerciale pour en tirer la conclusion qu’il fallait donc y voir une sorte d’obligation d’en supporter les conséquences. Mais ce n’est pas parce qu’une société civile s’inspirera volontairement des règles de tenue d’une comptabilité commerciale qu’elle sera tenue au respect de règles que la loi ne lui impose pas.
En ce sens, les auteurs du Mémento Sociétés Civiles précisent que «les sociétés civiles qui ne sont tenues à aucune obligation comptable peuvent cependant décider librement de la pratique ou non d’amortissements, la comptabilisation d’amortissements n’ayant pas d’incidence sur la détermination du résultat foncier». Or, si l’on se doit de tenir une comptabilité commerciale, peut-on librement choisir d’amortir ou pas les actifs amortissables ?
Lorsque certains commentateurs justifient la décision du Conseil d’Etat en invoquant la position du Conseil national de la comptabilité dans son avis (n° 2003-10) du 24 juin 2003 relatif au traitement comptable de l’écart de réévaluation, ils négligent le fait que cet avis comptable ne vise que les seules sociétés commerciales. Cet avis précise en effet que «le présent avis s’applique à toute personne physique ou morale soumise à l’obligation légale d’établir des comptes annuels».
Dans le même sens, les auteurs du Mémento Comptable, alertés par cette problématique, ont pris soin de préciser s’agissant de l’utilisation des écarts de réévaluation (5) : «Leurs diverses utilisations possibles sont régies par le Code de commerce, pour les sociétés qui y sont soumises juridiquement.» Cette précision ne figure pas dans les éditions antérieures à celle de 2013.
Il n’y a donc aucune raison, ni juridique, ni économique, de faire application de l’article L. 232-11 du Code de commerce à une société civile.
Sur la réalisation d’une plus-value imposable par l’effet de la distribution de l’écart de réévaluation
On comprend de la position du Conseil d’Etat que les associés bénéficiaires de cette distribution prohibée doivent être imposés sur la plus-value immobilière constatée lors de la réévaluation à raison de la distribution de l’écart de réévaluation. Pourtant une plus-value ne peut être dégagée et éventuellement, devenir imposable, qu’en cas de transfert de propriété d’un propriétaire à un tiers(6).
Une première remarque nous conduit à observer que la référence par le Conseil d’Etat à l’article L. 232-11 pour fonder son raisonnement fiscal repose sur une sorte de contradiction : comment concilier la qualification en dividende fictif de la distribution d’un écart de réévaluation et l’imposition d’une plus-value au motif qu’elle deviendrait «réelle» par l’effet de cette distribution de dividende fictif ?
A cette remarque s’ajoutent un certain nombre d’interrogations que l’imposition ainsi mise à la charge des associés de la SCI, peut soulever, notamment :
– faudrait-il considérer que cette distribution ne déclenche aucune imposition d’une plus-value, jusque-là latente, si la SCI détient ses actifs immobiliers réévalués depuis plus de 22 ans(7) à la date de la distribution de l’écart de réévaluation, compte tenu du régime des plus-values immobilières et du mécanisme d’abattement pour durée de détention ? Voire une imposition qui pourra varier8 en fonction de l’étalement dans le temps de la distribution de cet écart de réévaluation appréhendé par les associés ?
A l’inverse, si les associés ont été imposés sur tout ou partie de la plus-value de réévaluation devenue fiscalement réelle, comment seront imposés ces mêmes associés lorsque la SCI cédera ultérieurement son immeuble ? Etant bien évidemment rappelé que ces plus-values donnent lieu à imposition après abattement pour durée de détention.
Pourront-ils déduire de la plus-value réellement réalisée, celle qui, bien que latente, aura été imposée du fait de la distribution de l’écart de réévaluation ? Sans oublier le cas où le prix réel de cession conduirait à constater une plus-value réelle inférieure à celle imposée à cette occasion ;
– la doctrine, qu’il s’agisse des juristes comme des comptables, s’accordent pour considérer que cet écart de réévaluation peut être distribuable sans encourir la qualification de dividendes fictifs, au moins à hauteur de la constatation du supplément d’amortissement relatif à la partie réévaluée de l’immobilisation.
Peut-on considérer que la plus-value devenue imposable du fait de la distribution de l’écart de réévaluation devrait être minorée de ces suppléments d’amortissement ? Suppléments d’amortissement qui, bien que comptabilisés, n’ont aucunement minoré le bénéfice imposable, l’amortissement n’étant en principe pas déductible en matière de revenus fonciers ;
– enfin, très prosaïquement, imaginons le désarroi des associés concernés par la déclaration de cette plus-value immobilière imposable. Devront-ils recourir à un notaire ? Devront-ils modifier le formulaire n° 2048-IMM-SD ?
Au regard de ces difficultés liées à cette décision du Conseil d’Etat, n’aurait-on pu se borner à considérer ladite distribution par la SCI comme un crédit porté aux comptes courants de ses associés à titre d’avance sur ses résultats futurs, plafonné aux gains latents recélés par ses actifs immobiliers donc, sans incidence fiscale, dans l’attente que le législateur se saisisse éventuellement de cette situation ?
Ces quelques remarques montrent que lorsqu’inspiré par l’administration fiscale, le juge de l’impôt, confronté à des schémas certes ingénieux, tente de contrer l’opportunité fiscale en appliquant des textes qui ne peuvent être appliqués à la situation concernée qu’en les tordant au-delà du raisonnable, il court le risque de créer un problème général là où il ne s’agit que de régler un cas particulier. Qui plus est, il déchaîne l’incompréhension de la doctrine et attire l’attention sur une optimisation fiscale qui ne mérite pas cet excès d’honneur.
1. Rép. min. n° 33299 à M. Jean-Michel Dubernard : JOAN 8 avril 1996 ; Dr. fiscal 1996 n° 29 Comm. 924.
2. Droit fiscal n° 50, CE 12 décembre 2013, comm. 547, J. Chateauneuf du cabinet Alcade & Associés.
3. Jurisclasseur société Fasc. 147-60 Gestion financière.
4. Le même dispositif existant pour les sociétés anonymes sous les articles L. 225-43 et L. 225-91 du Code de Commerce.
5. Mémento comptable 2014 n° 3357-2.
6. Sauf cas des effets d’un changement de régime fiscal lequel peut avoir les mêmes conséquences fiscales qu’un transfert de propriété par l’effet toujours surprenant de l’autonomie du droit fiscal.
7. 30 ans si l’on envisage une exonération de CSG/CDRS.
8. Par application de l’abattement pour durée de détention.