C’est dans la torpeur de l’été que l’Administration a publié ses commentaires tant attendus sur la clause générale anti-abus (la «CGAA») en matière d’impôt sur les sociétés.
Par Jean-Charles Benois, avocat associé en fiscalité. Il intervient tant en matière de fiscalité des entreprises et groupes de sociétés qu’en fiscalité des transactions et private equity. jean-charles.benois@cms-fl.com et Rudy Iustede, avocat en fiscalité. Il intervient tant en matière de fiscalité des entreprises qu’en matière de fiscalité patrimoniale. rudy.iustede@cms-fl.com
Pour rappel, la CGAA consiste dans la transposition dans le droit interne français d’une règle anti-abus énoncée par une directive européenne, applicable uniquement en matière d’impôt sur les sociétés, et qui permet de remettre en cause les effets fiscaux d’un montage ou d’une série de montages ayant été mis en place afin d’obtenir à titre d’objectif principal un avantage fiscal contraire à l’intention de l’auteur du texte invoqué. Ce texte s’applique aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2019, y compris à l’égard de montages réalisés au cours d’exercices antérieurs mais encore ouverts à contrôle.
Autant dire qu’en matière de private equity, les acteurs pouvaient craindre que toute structuration soit susceptible d’être remise en cause par l’Administration, dans la mesure où elle intègre nécessairement la dimension fiscale parmi les éléments pris en compte (le «levier fiscal» fait à cet égard partie des différents leviers d’une opération de LBO), et que la notion d’«objectif principal» est suffisamment subjective pour laisser planer le risque d’une interprétation très extensive.
A ce dernier égard, les commentaires administratifs clarifient un peu la situation en indiquant que si la notion de «montages» doit s’interpréter largement (ce qui peut paraître contestable), celle de but «principalement» fiscal est à rapprocher de celle de but «essentiellement» fiscal. Nous ne pensons pas qu’il faille y voir là un rétrécissement du texte, et un rapprochement avec la notion de but «exclusivement» fiscal de l’abus de droit. Par cette précision, l’Administration préconise à notre avis simplement un alignement avec la notion retenue par la Cour de justice de l’Union européenne (y compris récemment – voir CJUE, C-116/16 et C-117/16, 26 février 2019, T Danmark), ce qui n’est pas sans paradoxe car la jurisprudence de la CJUE ne devrait conduire à sanctionner que les montages purement artificiels sur le plan économique destinés à satisfaire formellement les conditions légales pour se prévaloir de tel ou tel régime fiscal favorable (ou s’affranchir d’un dispositif défavorable).
Par conséquent, une structuration justifiée par des motifs économiques, c’est-à-dire notamment financiers, managériaux, organisationnels, opérationnels ou encore patrimoniaux, ne devrait pas entrer dans le champ de la CGAA.
Par ailleurs, en indiquant que «la notion d’objet ou de finalité du droit fiscal applicable renvoie à l’objectif poursuivi par le législateur au travers de la mise en oeuvre des dispositions en cause», l’Administration n’écarterait-elle pas la possibilité de mise en œuvre de la CGAA pour prétendu dévoiement de l’objet d’une tolérance administrative ou d’un rescrit, voire d’une convention fiscale ? La question mérite d’être posée à la lumière de l’article L.80 A du PLF.
Enfin, l’Administration indique que les différents dispositifs anti-abus existants s’appliquent à l’exclusion des uns des autres, ce qui n’apparaissait pas totalement évident.
Pour autant, malgré ces quelques précisions, force est de constater que l’Administration a entendu se réserver une large marge d’appréciation dans l’application de la CGAA en renvoyant à une analyse au cas par cas, ce qui promet une vraie insécurité juridique, et potentiellement une application différenciée du droit sur le territoire national, selon la sensibilité du juge concerné sur le caractère essentiel ou non de l’objectif fiscal. Dans une matière aussi spécifique que le Private Equity, dans laquelle les dimensions financières, juridiques et fiscales sont étroitement imbriquées, avec des enjeux potentiellement élevés, cette situation n’est évidemment pas satisfaisante, ce d’autant moins que certains voisins de la France ont procédé (à tort ou à raison) à une transposition a minima de la CGAA, aboutissant donc à une hétérogénéité accrue des législations anti-abus au sein de l’Union européenne, là où la directive considérée visait à une harmonisation.