L’objectif d’alignement de la rémunération avec la création de valeur, tel que repris par les rapports OCDE (Rapports sur l’Action 8 «Aligner les prix de transfert et la création de valeur : incorporels» et l’Action 9 «Aligner les prix de transfert et la création de valeur : risque et capital») issus du BEPS concernant les prix de transfert, n’est dans une certaine mesure que la reformulation du principe traditionnel de pleine concurrence.
Par Luc Goupil, collaborateur, PwC Société d’Avocats
Toutefois, si les prix de transfert doivent toujours être déterminés par les fonctions, risques et actifs, les rapports concernés font un pas supplémentaire vers une prévalence de l’analyse des faits et de leurs implications économiques sur leur simple qualification juridique.
L’OCDE vise ainsi à mieux appréhender les opérations dont la structure légale et la substance économique seraient déconnectées, et qui passeraient notamment par la localisation ou le transfert d’incorporels à des entités qui n’en assurent que nominalement le développement, l’exploitation, ou la protection tout en en captant l’essentiel du rendement financier.
L’OCDE reconnaît que les «business models» reposant sur l’exploitation d’incorporels uniques, ou à fort risque de développement, posent des questions spécifiques de valorisation du risque, de rémunération des actifs et de définition des fonctions critiques de management. A l’intersection des questions de création de la valeur par les incorporels (Action 8) et de rendement du financement et du risque (Action 9), une focalisation spécifique est accordée aux «hard-to-value intangibles» (HTVI). Le rapport les définit en fonction d’une ou de plusieurs des caractéristiques suivantes : ils ne sont que partiellement développés au moment de la transaction ; ils ne sont censés générer des revenus commerciaux qu’à moyen ou long terme ; ils sont nécessaires eux-mêmes au développement d’un HTVI ; leurs revenus attendus sont extrêmement incertains, notamment du fait d’un mode d’exploitation inédit ; les incorporels ont été transférés pour une somme forfaitaire ; ils ont été développés sous couvert d’un accord de partage des coûts.
Les HTVI et les transactions dans lesquelles ils sont impliqués manquent par définition de comparables, qu’ils soient internes ou externes, dans la perspective de l’application du principe de pleine concurrence. Des hypothèses, sujettes alors à débat, doivent être formulées concernant le risque intrinsèque du projet, le coût du capital, les coûts résiduels de développement ou le succès commercial futur.
Ces paramètres révèlent ainsi un obstacle lié à l’asymétrie d’information entre le contribuable et l’administration, auquel entend précisément répondre le plan d’action. Ainsi, en fonction de l’approche des HTVI dans le BEPS, la mesure et la répartition du risque des projets deviennent un enjeu pour la maîtrise du risque fiscal. Le rapport introduit en effet la possibilité pour les administrations d’utiliser la différence entre les résultats anticipés à la conclusion de la transaction, et les résultats observés en phase commerciale, «ex post», comme présomption sur le caractère approprié des arrangements contractuels «ex ante». Les entreprises devraient alors démontrer que les projections de revenus générés par les HTVI sont suffisamment solides pour ne pas souffrir d’une critique sur leur effet sur un potentiel transfert de profit.
La réfutation de cette présomption ne repose pas sur le principe de pleine concurrence à proprement parler. Celui-ci induirait que les entreprises démontrent que les dispositions contractuelles et diligences en termes de maîtrise du risque ont été mises en œuvre dans les mêmes conditions que pour des transactions comparables sur le marché libre. L’OCDE précise plutôt que les administrations pourront se prévaloir de cette présomption lors de leur examen des dispositions contractuelles agréées entre les parties liées, même si celles-ci correspondent à une pratique de marché dans leur forme.
Pour écarter cette présomption, le rapport définit toutefois une série de «safe harbors». Cette présomption ne s’appliquera en tout état de cause pas aux transactions qui auront fait l’objet d’un accord préalable en matière de prix de transfert, bilatéral ou multilatéral, avec les administrations des pays concernés. Cette approche n’aura pas non plus lieu d’être quand la différence entre les projections de revenus et les revenus réels n’aboutira pas à augmenter ou réduire de plus de 20 % la rémunération de l’actif HTVI transféré entre parties liées. Enfin, la documentation que devront fournir les entreprises relatives aux transactions de ce type devra répondre à une double exigence. D’une part, le détail des projections utilisées au moment de la transaction, de leur prise en compte dans la méthode de valorisation de l’actif ainsi que des hypothèses de risque sous-jacentes, devra pouvoir être produit à l’administration à l’occasion d’un contrôle fiscal. D’autre part, le contribuable devra être en mesure de démontrer que l’écart résiduel entre les projections de résultats et résultats réels ne peut être attribué qu’à l’occurrence d’événements impossibles à anticiper, ou à la réalisation d’événements de faible probabilité, mais compris dans le ou les scénarios de risques initiaux.
Les exigences de documentation relatives aux HTVI et à la maîtrise du risque s’inscrivent donc dans l’orientation générale de transparence accrue en matière de prix de transfert. Les contribuables doivent démontrer qu’ils ont fait tout leur possible pour supprimer l’asymétrie d’information pouvant exister vis-à-vis de l’administration fiscale pour s’assurer une sécurité minimum pour les opérations réalisées. Ce principe laisse toutefois une large marge d’interprétation quant à son périmètre précis, ou l’usage que pourront faire les administrations des écarts entre résultats anticipés et réalisés.