La crise de la Covid-19 pose, au-delà de la question de l’application du modèle de prix de transfert en place (cf. notre précédent article sur ce point), celle d’une adaptation éventuelle de ce modèle, à court terme tant que les effets de la crise seront présents, voire à moyen ou long terme, dans le cadre d’une réflexion plus large, post-crise, sur la chaîne de valeur du groupe.
Par Pierre Escaut, avocat associé, PwC Société d’Avocats et Chaïd Dali-Ali, avocat associé chez PwC Société d’Avocats
Les impacts à court terme de la crise sur le modèle de prix de transfert seront en principe plus limités dans le cadre de modèles décentralisés s’il est considéré que la crise de la Covid-19 a la nature d’un risque de marché qui doit être supporté par les entrepreneurs du groupe. L’application du modèle existant conduirait en effet, dans ce cas, à localiser les pertes au niveau des entrepreneurs, comme expliqué dans notre précédent article.
Pour des modèles décentralisés, où les sociétés considérées agissent de manière autonome, se pose au contraire la question d’une adaptation du modèle en place, comme le feraient des parties indépendantes qui chercheraient probablement à rediscuter des contrats en place s’il s’avère que la crise remet en cause l’équilibre financier anticipé initialement.
Dans le cas de co-entrepreneurs avec un modèle de prix de transfert de «profit split», et dans le cas où le résultat à partager devient une perte, une application mécanique du modèle pourrait avoir pour effet de loger la majeure partie des pertes au niveau de l’entrepreneur le plus performant qui en temps normal doit recevoir la majeure partie des profits ; une telle situation serait d’autant plus difficile à justifier si un tel entrepreneur a contribué à limiter les pertes dans une plus large mesure que son co-entrepreneur. Il conviendrait alors de revoir les modalités de partage des résultats et procéder le cas échéant à des ajustements.
Dans le cas d’entrepreneurs locaux versant au groupe des «management fees» ou des redevances, se pose la question d’un aménagement de ces flux, en particulier en cas de difficultés financières de l’entrepreneur considéré.
En ce qui concerne les redevances, dans le cas d’une licence d’actifs incorporels rémunérée en pourcentage du chiffre d’affaires, il y aurait en premier lieu une incidence mécanique résultant de la baisse de chiffre d’affaires et donc de l’assiette des redevances.
Dans le cas où malgré cette baisse, le licencié aurait des difficultés de trésorerie pour payer les redevances, le donneur de licence pourrait consentir un différé de paiement.
Au-delà des questions de trésorerie, si les redevances se traduisent par une forte dégradation de la rentabilité du licencié voire par des pertes, se poserait la question d’un aménagement provisoire des prix de transfert.
Si le taux de redevances a été établi à partir de la méthode du prix comparable sur le marché libre, soit par référence à des contrats de licence comparables, cet aménagement pourrait par exemple consister à repositionner provisoirement le taux dans le bas de la fourchette de pleine concurrence. On pourrait aussi plafonner les redevances de manière à assurer au licencié un niveau de rentabilité minimale prédéfinie ; ceci amènerait en pratique à ne pas facturer de redevances si ce seuil de rentabilité minimale n’est pas atteint.
Il serait également envisageable de prévoir un abandon de créances sous réserve de la possibilité pour le donneur de licence de justifier de son intérêt propre à aider le licencié ; cela pourrait par exemple concerner des abandons de créances à caractère commercial accordés à une filiale étrangère lorsque l’aide permet de préserver des revenus pour la société française la consentant.
Pour des facturations de management fees, se poserait de la même façon la question de différés de paiement, d’une modulation à la baisse des services facturés par exemple avec une marge sur les coûts plus faibles, ou d’un abandon de créances.
S’il est décidé de modifier la politique de prix de transfert, il est fortement recommandé de le refléter dans les contrats existants, même s’il s’agit d’ajustements provisoires.
Il convient dans un premier temps de vérifier si le contrat considéré prévoit une clause de force majeure, et s’il est possible d’amender le contrat.
Même si le contrat ne le prévoit pas, il est probable que des parties indépendantes chercheraient à le renégocier si l’une des parties n’est de fait plus en mesure de respecter ses engagements, et se pose alors en toute hypothèse la question de l’adaptation du contrat. Dans le cas où serait entérinée dans un avenant une baisse de charges pour l’une des parties, on pourrait envisager une clause de retour à meilleure fortune.
Le même type de questions a trait aux accords préalables en matière de prix de transfert qui contractualisent sur une certaine durée une répartition des profits intragroupe ; ces accords préalables reposent sur des hypothèses et des projections qui risquent de ne plus être respectées du fait de la crise.
Pour les accords préalables déjà signés, il conviendra de s’interroger sur l’impact de la crise sur le modèle de prix de transfert validé par l’accord préalable, et sur la nécessité ou non de prévoir un aménagement de ce modèle et de communiquer le cas échéant avec l’administration fiscale.
Il faut aussi tenir compte de la crise pour des accords préalables qui ne sont pas encore signés mais qui sont en cours d’instruction par l’administration fiscale. Là encore, des ajustements pourraient avoir à être faits sur les projections, voire sur le modèle de prix de transfert présenté.
Certains groupes pourraient envisager une nouvelle allocation des risques, donc des pertes potentielles, par un changement de politique de prix de transfert. Typiquement, il s’agirait par exemple de passer d’un modèle centralisé à des méthodes de partage des profits, ou encore à des structures largement autonomes au plan local.
Bien que compréhensible, cette tentation devra être considérée avec prudence dans la mesure où, sauf à générer des risques fiscaux considérables, ce changement ne devra pas seulement revêtir un caractère contractuel mais devra également s’objectiver par une réallocation des fonctions exercées par les différentes entités (i.e. de «la substance»).
En effet, et sauf à être remise en cause par les administrations fiscales, une telle réorganisation devrait se traduire par un transfert des personnels exerçant les fonctions décisionnaires et de contrôle des risques vers les entités susceptibles de les assumer et d’en supporter les conséquences économiques éventuelles. De tels transferts peuvent être délicats à gérer, tant du point de vue du capital humain que des coûts induits.
Au-delà de ces considérations fiscales, les mesures de restriction drastiques de la circulation des personnes, mais surtout des biens, ressuscitent les craintes de pénurie de produits stratégiques ou de première nécessité, et plaident pour un raccourcissement des circuits d’approvisionnement (i.e. «supply chain»).
Les directions générales pourraient donc prendre des décisions de relocalisations d’activités, notamment de production, et de décentralisation de certaines fonctions telles que les achats, les approvisionnements ou encore la logistique.
De telles réorganisations étant motivées par des considérations économiques et commerciales opérationnelles, les problématiques liées à la substance des entités qui recevront ces nouvelles activités ne devraient pas se poser. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’aucun aspect fiscal ne devra être considéré.
En toute hypothèse, les changements de politique de prix de transfert, comme les réorganisations d’activités et de fonctions, accompagnées ou non de transferts d’actifs corporels ou incorporels, posent la question de l’indemnisation des entités qui s’en départissent au profit d’autres membres du groupe. Dans la mesure où lesdites indemnisations, et leur imposition (i.e. «exit tax»), génèrent des enjeux financiers parfois considérables, il est important que la direction fiscale soit impliquée en amont de la prise de décision opérationnelle.
En conclusion, la crise de la Covid-19 pourrait, au-delà des impacts de court terme sur le modèle de prix de transfert, avoir aussi des effets de plus long terme sur l’organisation des groupes avec, comme on vient de l’expliquer, une moindre centralisation de certaines fonctions, et corrélativement une plus grande autonomie des entités locales.
On éviterait donc les travers de modèles centraux qui aboutissent, comme nous l’avons expliqué plus haut, à une répartition déséquilibrée des résultats du groupe, et qui en particulier concentrent en situation de crise toutes les pertes au niveau d’une seule entité.
Les travaux de l’OCDE avec le Pilier 1 vont également dans ce sens, puisqu’il s’agit là encore de mieux répartir les résultats du groupe au profit d’entités locales.
De ce point de vue, la crise de la Covid-19 aurait un effet d’accélérateur vis-à-vis d’un mouvement déjà existant de rééquilibrage de la répartition des profits au sein des groupes.