Du brevet phare détenu par un laboratoire pharmaceutique à l’application mobile développée par une start-up, les actifs de propriété intellectuelle représentent le plus souvent le cœur des capacités d’investissement et de croissance des entreprises.
Par Guilhem Calzas, avocat, PwC Société d’Avocatset Amelia Suc, avocat, PwC Société d’Avocats
Par suite, les Etats ont instauré des obligations documentaires afin de s’assurer que les entreprises respectent les conditions des régimes fiscaux de soutien à la recherche & développement (R&D) engagée sur leur territoire, mais également que les entreprises paient la juste part d’impôt qui correspond aux actifs incorporels qu’elles exploitent.
En France, alors que les premières options pour le régime de faveur des brevets et actifs assimilés de l’article 238 du Code général des impôts (CGI) viennent d’être formulées par les entreprises, il apparaît nécessaire d’analyser dans quelle mesure ces obligations documentaires peuvent être sources de contraintes (1), mais également d’opportunités (2).
1. Des obligations documentaires contraignantes
1.1. Une réglementation complexe assortie de sanctions
Les actions de lutte contre l’évasion fiscale menées par l’OCDE et l’Union européenne ont conduit à un renforcement des obligations documentaires liées à la R&D et aux actifs incorporels. En particulier, le projet BEPS de l’OCDE a poursuivi, à travers l’action 5, l’objectif de lutter contre les pratiques fiscales dommageables (en ce compris les régimes préférentiels de propriété intellectuelle), alors que l’action 13 de ce projet a conduit à l’adoption de normes révisées de documentation des prix de transfert.
En France, afin de bénéficier du Crédit d’impôt recherche (CIR), les entreprises doivent élaborer une documentation justificative à la fois technique et financière des dépenses de R&D éligibles. De même, le nouveau régime d’imposition des actifs incorporels impose de tenir à la disposition de l’administration fiscale une documentation comprenant notamment une description générale de l’organisation des activités de R&D ainsi qu’un traçage des revenus de licence et des dépenses de R&D de l’entreprise. En matière de prix de transfert, les obligations documentaires sont elles aussi nombreuses et ont pour objectif de justifier de la conformité des transactions au principe de pleine concurrence : Master file, Local file, CbCR et déclaration simplifiée 2257. Toutes ces documentations doivent soit faire l’objet d’une déclaration, soit être tenues à la disposition de l’administration fiscale en cas de contrôle. Enfin, l’échange automatique ou sur demande d’informations entre les administrations fiscales française et étrangères oblige à s’assurer de la cohérence des informations reportées entre les pays.
Le non-respect de ces obligations documentaires peut bien entendu faire l’objet de sanctions. On peut citer notamment l’amende pour méconnaissance de l’obligation documentaire liée au régime de l’article 238, qui donne lieu à une amende de 5 % du montant des revenus imposés au taux réduit tirés des actifs pour lesquels les obligations documentaires n’ont pas été respectées.
1.2. Des difficultés pratiques de mise en œuvre
Les obligations documentaires imposent aux entreprises de retracer précisément leurs programmes de R&D et de documenter le processus de création et d’exploitation des actifs incorporels en cause. Une première difficulté résulte de la charge administrative et du coût significatif que peut engendrer la réalisation d’une documentation contemporaine des transactions. A titre d’exemple, démontrer le caractère original d’un logiciel dont la création remonte à plusieurs dizaines d’années peut s’avérer fastidieux. Ces contraintes peuvent dans certains cas dissuader les entreprises de solliciter le bénéfice des régimes du CIR et de l’article 238.
Toutefois, la difficulté principale liée à la documentation fiscale des actifs incorporels provient d’un risque accru de contrôle et de redressement, notamment en cas de non-respect des obligations documentaires ou lorsqu’il existe des contradictions entre certaines documentations fiscales ou entre la documentation et l’activité réelle de l’entreprise.
Les différentes documentations peuvent être sources d’antagonismes. Par exemple, un volume important de dépenses de R&D éligibles au CIR permettra d’accroître son montant. En revanche, l’engagement de dépenses de R&D directement en lien avec le développement de brevets couverts par une option pour le régime de l’article 238 réduira le montant du résultat net éligible à ce régime fiscal de faveur.
Par ailleurs, la valorisation retenue pour le transfert d’un actif incorporel, par une entité française au profit d’une entité étrangère liée, pour les besoins des prix de transfert devra être cohérente avec les documentations déposées par le cédant au titre du CIR et de l’article 238, le montant des dépenses engagées pouvant être considéré par l’administration fiscale comme un indice de valorisation.
A cet égard, la coordination de la documentation fiscale relative aux incorporels peut se révéler particulièrement délicate lorsque les activités de R&D et de détention des actifs incorporels sont réparties entre de nombreux pays et sont gérées par des équipes différentes qui communiquent peu entre elles, ou lorsque l’entreprise a recours à des centres de partage de coûts. Une difficulté supplémentaire réside dans la nécessité d’assurer la cohérence des documentations dans la durée.
2. Les opportunités de la transparence fiscale
2.1. L’amélioration de la conformité
Pour se conformer à leurs obligations documentaires, les entreprises doivent impérativement instaurer un solide système de gouvernance interne. Les bases de ce système de conformité doivent reposer sur des procédures rigoureuses d’audit, de reporting et de contrôle, clairement définies par les dirigeants, qui doivent veiller à leur application effective. Les entreprises doivent notamment mettre en œuvre des processus permettant l’identification de l’ensemble des dépenses de R&D et leur suivi jusqu’à la création et l’exploitation des actifs de propriété intellectuelle. La fonction fiscale et les autres départements de l’entreprise impliqués dans les activités de recherche et de gestion des incorporels (départements recherche, finance, juridique notamment) doivent communiquer régulièrement pour comprendre leurs objectifs et préoccupations respectifs.
A la fin du processus, toutes les informations fiscales pertinentes devraient faire l’objet d’un archivage électronique et contemporain. La constitution d’une documentation fiscale appropriée est essentielle pour que l’entreprise ne coure pas le risque de perdre ses créances, et l’obtention de preuves sera cruciale pour économiser des ressources en cas de contrôle fiscal et pour limiter les risques de contentieux.
Un exemple de bonne pratique supplémentaire peut notamment consister à élaborer un fichier central qui détaillera les activités de R&D et de gestion de l’ensemble des actifs incorporels et qui sera repris par les différentes équipes en fonction de leurs besoins spécifiques. Une telle documentation permettrait ainsi d’assurer la cohérence des documentations malgré la multiplicité des territoires, des problématiques et des intervenants.
2.2. Repenser la gestion de la R&D et des actifs incorporels
Plutôt que de considérer la production des différentes documentations fiscales comme une simple obligation de conformité ou un moyen de limiter les risques en cas de contrôle fiscal, les entreprises pourraient profiter de cette occasion pour obtenir une meilleure vision de leurs actifs incorporels et établir clairement une stratégie de gestion de ces actifs afin d’en tirer tous les bénéfices.
Les nouvelles obligations de transparence fiscale sont en effet l’opportunité pour les entreprises de disposer d’informations pour mieux gérer leur fiscalité, alors même qu’elles ne disposent pas toujours d’une vision exhaustive de leurs activités de recherche et de leur portefeuille d’actifs incorporels. Grâce au cadre de gestion fiscale requis par la transparence fiscale, les dirigeants peuvent apprécier le rôle que jouent les équipes fiscales, financières et opérationnelles dans la gestion des impôts et de la situation fiscale de leur société dans chaque pays.
La documentation fiscale de la recherche et des actifs de propriété intellectuelle doit être l’occasion de mener une étude de l’ensemble de la chaîne de création de valeur du groupe en analysant les fonctions exercées par chacune de ses entreprises, les actifs qu’elles détiennent ou exploitent, et les risques qu’elles assument1. Le groupe pourra, par exemple, tirer profit de cette réflexion pour apprécier l’opportunité d’opter pour un régime fiscal de faveur ou pour valider le choix de localisation des activités de recherche et de détention des actifs incorporels.
1. La transparence fiscale : nouvelle contrainte ou opportunité ?, Etude par Pierre Escaut, Droit fiscal n° 30-35, 28 juillet 2016, 443.