Les modèles traditionnels prix de transfert qui reposent sur un seul entrepreneur ne sont pas toujours adaptés à des groupes qui s’organisent aujourd’hui de manière plus décentralisée. Par ailleurs, l’environnement fiscal et géopolitique aboutit à une plus grande prise en compte des activités réalisées localement. Il convient donc de réexaminer la pertinence des politiques de prix de transfert à l’aune de ces évolutions.
Par Pierre Escaut, avocat associé, PwC Société d’Avocats et Xavier Sotillos Jaime, avocat associé, PwC Société d’Avocats
I. Les modèles traditionnels
Les modèles traditionnels correspondent à des situations où un groupe s’est créé dans un pays donné où il a établi son siège, à partir duquel il s’est développé à l’étranger.
Le siège agit comme le seul entrepreneur du groupe en prenant les décisions stratégiques et en détenant les incorporels de valeur.
Les politiques de prix de transfert répondent alors à des logiques binaires avec une asymétrie marquée entre l’entrepreneur central qui crée l’essentiel de la valeur en termes de fonctions et d’actifs incorporels, et les filiales qui ont un rôle second et ne reçoivent en conséquence qu’une marge limitée.
II. Les nouveaux modèles
Des modèles différents émergent aujourd’hui, du fait des évolutions suivantes.
1. Les évolutions constatées
Cela peut correspondre à des situations où :
– le «top management» qui définit la stratégie du groupe est dispersé dans plusieurs pays, et se réunit de manière virtuelle en utilisant les nouveaux moyens de communication, et/ou
– les responsables des principales fonctions du groupe ne sont pas tous localisés dans un même pays. Par exemple, il y a une fonction marketing dans chaque territoire sous la responsabilité non du dirigeant local mais d’un manager du groupe situé dans un pays X ; la même organisation peut être retenue pour une autre fonction telle que la fonction commerciale sous la responsabilité d’un manager localisé dans un pays Y. Les dirigeants locaux ont alors un rôle plus administratif, en tant que représentants légaux de leur société, et/ou
– certaines compétences, dans le domaine des nouvelles technologies par exemple, n’existent que dans certaines localisations. Les salariés correspondant ne sont pas situés au siège mais sont dispersés dans plusieurs pays ; des centres d’excellence peuvent alors être créés, et/ou
– plusieurs filiales participent au développement d’actifs incorporels à travers la mise en commun de moyens et un co-financement, et/ou
– les risques sont partagés au sein du groupe, compte tenu de l’imbrication des activités, et le management gérant ces risques est réparti dans le groupe.
On voit que dans ces situations, il n’y a pas un seul entrepreneur principal créant l’essentiel de la valeur du groupe.
Le plan BEPS de l’OCDE (actions 8 à 10) va dans le sens d’une plus grande prise en compte des fonctions effectivement exercées, et pourrait donc conduire à donner plus d’importance aux filiales locales, en particulier si elles exercent certaines fonctions de management dans les situations mentionnées plus haut.
Cela vaut aussi pour les actifs incorporels où une attention accrue est portée à l’exercice effectif des fonctions ayant trait aux actifs incorporels, avec corrélativement une moindre importance donnée à leur propriété juridique. Les règles dites du «Nexus» en ce qui concerne le développement des actifs incorporels vont aussi dans le sens d’une prise en compte des développements locaux pour bénéficier de régimes fiscaux de faveur.
En ce qui concerne la documentation des prix de transfert (action 13 du plan BEPS), le master file (documentation centrale des prix de transfert) et le CbCR donneront par ailleurs une vision d’ensemble du groupe et de la répartition des profits en son sein. Ils mettront donc en évidence les faiblesses d’un modèle prix de transfert qui refléterait insuffisamment le rôle des filiales.
Les évolutions géopolitiques, encourageant la relocalisation d’activités, peuvent aussi aller dans le sens de modèles prix de transfert moins centralisés.
La réforme fiscale américaine pourrait ainsi conduire à une plus grande attractivité donnée à la relocalisation d’activités aux Etats-Unis, avec la baisse envisagée du taux d’impôt sur les sociétés et le passage possible d’un système d’imposition mondial à un système territorial.
Le Brexit pourrait dans le même sens inciter les groupes à créer des entités plus entrepreneuriales au Royaume-Uni.
2. Une nécessaire adaptation des modèles prix de transfert pour tenir compte de ces évolutions
Dans ces situations où la fonction entrepreneuriale n’est pas clairement localisée dans une seule entité, on pourrait envisager un partage du profit sur la base de l’analyse de la chaîne de valeur.
On peut alors retenir la méthode du «profit split» qui présente l’intérêt de permettre un partage du profit d’ensemble reflétant, de manière fine et modulable, la contribution des différentes entités du groupe à la génération de ce profit.
En présence de filiales autonomes, on peut aussi envisager une rémunération globale du siège sous forme de redevances, avec éventuellement une composante de services. Cela peut aussi s’inscrire dans une méthode de «profit split», avec un taux de redevances calculé sur la base de projections.
Conclusion
Les approches traditionnelles où un ensemble de sociétés gravitant autour d’un entrepreneur sont rémunérées par des marges limitées ne sont pas toujours adaptées, en particulier dans des situations où les décisions se prennent de manière plus éclatée et informelle et où il est alors plus difficile d’identifier un seul entrepreneur.
Par ailleurs, le nouvel environnement BEPS impose d’apporter plus d’attention aux fonctions effectivement exercées au sein de la chaîne de valeur, et peut redonner de l’importance à des fonctions qui pouvaient être considérées auparavant comme périphériques. Certaines évolutions géopolitiques, marquées par un certain repli sur soi, vont aussi dans ce sens.
Plus que jamais aujourd’hui, une réflexion d’ensemble doit donc être engagée pour s’assurer que la politique prix de transfert reflète bien le modèle économique sous-jacent et ses évolutions.