Publiée le 24 novembre 2016 à l’issue des travaux d’un groupe ad hoc de l’OCDE réunissant 99 pays, la convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (l’«instrument multilatéral») fera l’objet d’une première cérémonie officielle de signature le 7 juin 2017 à Paris.
Par Katia Gruzdova, avocat directeur, PwC Société d’Avocats et Renaud Jouffroy,
avocat associé, PwC Société d’Avocats
Ce corpus de règles, à l’ambition et au mode opératoire novateurs dans l’ordre fiscal international, a été conçu comme un outil de transposition accélérée et homogène des mesures issues du Projet BEPS de l’OCDE et du G20 dans plus de 2 000 conventions fiscales bilatérales existant au niveau mondial. Pour rappel, à l’origine du projet BEPS, dont l’instrument multilatéral n’est qu’une des composantes, le constat selon lequel les pratiques de planification fiscale internationale induiraient des pertes de recettes fiscales annuelles au niveau mondial estimées à 100/240 milliards de dollars US, soit l’équivalent de 4 % à 10 % des recettes provenant de l’impôt sur les sociétés dans le monde.
La publication de l’instrument multilatéral a été suivie d’une période intense de travail et de rencontres entre Etats membres participants pour permettre aux autorités compétentes, d’une part, de choisir les options et les réserves proposées par l’instrument et, d’autre part, de rencontrer leurs homologues dans un format bilatéral (ou «speed matching» selon la terminologie employée par l’OCDE) afin de se mettre d’accord sur les modifications et les effets découlant de l’instrument multilatéral pour chaque convention fiscale bilatérale impactée. Au moment de la signature ou, au plus tard, lors du dépôt de la loi de ratification, chaque Etat signataire doit ainsi notifier à l’OCDE – dépositaire de l’instrument multilatéral – la liste des conventions bilatérales modifiées par l’instrument multilatéral ainsi que la liste des options et des réserves.
Ces travaux ont été menés par les autorités compétentes de manière plus ou moins transparente. Chez les Anglo-Saxons, par exemple, dès le 12 décembre 2016, le HMRC et le Trésor britannique lançaient une consultation sur les options et les réserves envisagées par le Royaume-Uni. Cette initiative était suivie le 19 décembre 2016 par l’Australie, puis en mars 2017 par la Nouvelle-Zélande.
D’autres Etats membres de l’OCDE, comme l’Allemagne, l’Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas, sans lancer de consultation, réitéraient par des déclarations officielles leur intention de signer l’instrument multilatéral. Au-delà de l’OCDE, l’Afrique du Sud, la Chine, le Chypre, la Colombie, l’Inde, la Roumanie, la Russie et Singapour, notamment, ont également manifesté leur intention de participer à la signature de l’instrument.
Seuls les Etats-Unis se tiennent à l’écart, en tout cas à ce stade, des travaux portant sur l’instrument multilatéral, sûrement préoccupés en priorité par la réforme fiscale américaine annoncée par le nouveau Président.
La France, ayant activement défendu le BEPS et participé à ses travaux, devrait signer l’instrument multilatéral le 7 juin prochain. L’administration fiscale française n’a pas initié de consultation publique sur le sujet, contrairement à ses homologues anglo-saxons. Néanmoins, d’après nos informations, la direction de la Législation fiscale (DLF) a travaillé de manière très intense ces derniers mois avec ses homologues internationaux pour parvenir à des accords satisfaisants pour la France dans le cadre du «speed matching».
Le réseau conventionnel français, constitué de 125 conventions fiscales bilatérales, sera modifié de manière progressive, au fur et à mesure de la signature et de la ratification de l’instrument multilatéral par les partenaires internationaux.
Les options et les réserves retenues in fine par la France ne seront définitivement connues qu’au moment du projet de loi portant ratification de l’instrument multilatéral, étant précisé que l’instrument multilatéral n’est pas un corpus juridique immuable et qu’il est susceptible de modifications ultérieures, tout comme le choix des options et réserves fait par les Etats participants.
Malgré l’approche et la méthodologie novatrices, faut-il y voir pour autant une «révolution idéologique» au regard du droit interne français ?
Il ne nous semble pas car, outre l’abus de droit déjà appliqué par le juge français en matière internationale, le droit interne français a largement anticipé la transposition de mesures de type BEPS au travers d’un certain nombre de dispositifs anti-abus adoptés par le législateur français ces dernières années.
Sur le plan des conventions fiscales également, la France a commencé à transposer les mesures BEPS dans son réseau conventionnel avant même la publication de l’instrument. On peut citer, à ce titre, la convention franco-colombienne signée le 25 juin 2015 (en attente de ratification). Cette convention reprend, notamment, le préambule de l’article 6 de l’instrument multilatéral, intègre des règles anti-abus en matière d’établissement stable, prévoit une clause anti-abus générale (du type «principal purpose test») ainsi que le recours à l’arbitrage dans le cadre de la procédure amiable.
Ce n’est donc pas une surprise de lire que dès 2016 la DLF, en la personne de M. Edouard Marcus, annonçait que l’approche française retenue par rapport à l’instrument multilatéral consisterait à «donner tous ses effets à cet instrument, et donc activer l’ensemble des nouvelles stipulations qui peuvent s’articuler avec notre cadre juridique légal et conventionnel et qui constituent à cet égard un progrès dans la lutte contre l’optimisation1».
L’objectif poursuivi – intégrer dans l’ordre fiscal international et conventionnel une série de mesures pour lutter contre des pratiques fiscales abusives – n’est donc pas nouveau.
Ce qui va changer, en revanche, de manière concrète et pratique pour les entreprises et leurs conseils, une fois que l’instrument multilatéral sera signé et ratifié, c’est la lecture des conventions fiscales bilatérales. Désormais, il faudra combiner les dispositions des conventions fiscales bilatérales existantes avec l’instrument multilatéral, en fonction des options et réserves choisies par la France et le partenaire concerné.
D’après nos informations, la DLF envisage de publier les versions consolidées des conventions fiscales bilatérales amendées par l’instrument pour information du public, ce qui devrait grandement améliorer la lisibilité et faciliter l’application pratique des conventions fiscales bilatérales modifiées par l’instrument. L’OCDE, de son côté, publiera en ligne la liste des conventions couvertes, ainsi que la liste des options et des réserves, pour chaque pays.
Quant aux éventuelles questions d’interprétation des clauses de l’instrument multilatéral, d’après nos informations, au-delà de la notice explicative relative à cet instrument multilatéral, ce dernier devrait être intégré dans la nouvelle version de la Convention modèle OCDE à paraître courant 2017 ; les commentaires OCDE devraient donc inclure les précisions nécessaires à l’interprétation des nouvelles clauses.
Viendra ensuite la question de la combinaison, entre eux, des dispositifs anti-abus du droit interne français, de ceux issus des directives ATAD I et II et de l’instrument multilatéral, ainsi que celle de leur influence réciproque à la lumière des interprétations que le juge ne manquera pas de donner dans les prochaines années.
1. A. Marcus, «Le projet BEPS de l’OCDE et du G20 : où en sommes-nous un an après ?», Revue européenne et internationale de droit fiscal, n° 2016/4.