Par Dimitri Faria, avocat associé, PwC Société d’Avocats et François Roux, PwC Société d’Avocats
Une « soft compliance » d’inspiration anglo-saxonne
La transparence fiscale est, aujourd’hui, l’exemple parfait de ce type d’ « obligation molle » qui ne dit pas son nom : aucun véritable texte, aucune définition unanime des concepts-clés, aucune sanction financière explicite, mais des attentes fortes créatrices de risques pour les entités qui ne répondent pas de manière satisfaisante à cet enjeu.
La matérialisation et les conséquences du non-respect de cette « obligation » en matière de transparence fiscale s’observent depuis plusieurs années au Royaume-Uni. La seule disposition légale anglaise qui adresse spécifiquement la transparence fiscale est une disposition du « Finance Act 2016 », qui oblige les entités d’une certaine taille (1) à publier annuellement un document de politique fiscale (« Tax Strategy ») qui doit détailler :
– la vision de l’entité sur les liens entre activité et fiscalité ;
– la gestion des risques liés à la fiscalité au Royaume-Uni ;
– l’appétence au risque fiscal ;
– l’attitude de l’entité dans sa collaboration avec l’autorité fiscale britannique ;
toute autre information pertinente permettant d’apprécier la politique fiscale de l’entité au Royaume-Uni.
Si l’entité concernée entend se conformer strictement à cette obligation, le document « Tax Strategy » tient sur environ deux pages. L’amende en cas de non-respect est relativement limitée (2).
Pourtant, on observe qu’un très grand nombre de groupes anglais publient chaque année un « Tax Transparency Report » ou un « Total Tax Contribution Report » de plusieurs dizaines de pages avec cette fameuse « Tax Strategy » ainsi que des infographies et des chiffres détaillant leur contribution aux finances publiques ou encore les taux effectifs d’imposition pour les principales juridictions. Certains groupes vont jusqu’à publier tout ou partie de leur déclaration pays par pays (« DPP » ou « CbCR »), accompagnée de commentaires. Enfin, bien souvent, un rapport d’assurance signé par un entité tierce (souvent le Commissaire aux comptes) complète le document et atteste que la méthodologie présentée a été appliquée de manière sincère et régulière et que les chiffres présentés sont bien issus des comptes consolidés certifiés.
Rien, dans le droit anglais, n’oblige ces groupes à publier un tel niveau d’informations et encore moins tout ou partie de la déclaration pays par pays ; sauf pour les banques dont l’obligation trouve son origine dans la directive européenne dite CRD IV (3). Pourtant, la publication d’un tel rapport est désormais une pratique de place bien établie.
La pression de plusieurs parties prenantes est vraisemblablement à l’origine du développement de cette pratique. Parmi celles-ci figuraient des ONG et des responsables politiques ou de la société civile, qui questionnaient publiquement les groupes sur certaines pratiques jugées « dommageables ».
Du point de vue de l’information financière, la publication de ces rapports répond également à un besoin de transparence. En effet, dans les principaux référentiels comptables utilisés par ces groupes (les IFRS en particulier), l’obligation de fournir une information détaillée dans les états financiers sur la fiscalité ne concerne que l’impôt sur les sociétés. Or, la contribution aux finances publiques d’une entité va bien au-delà de ce seul impôt (fiscalité indirecte, charges sociales patronales, etc.).
Si, à l’origine, ces rapports avaient un ton relativement défensif, désormais, il s’agit d’une véritable démonstration – chiffres à l’appui - de l’application des principes de responsabilité fiscale du groupe, vue comme une part essentielle de sa responsabilité sociétale.
L’état des lieux en France
En France, la principale obligation concernant la responsabilité fiscale est issue de la loi de lutte contre la fraude fiscale d’octobre 2018. Cette loi oblige les sociétés cotées établissant une déclaration de performance extra-financière (DPEF) à insérer dans cette déclaration un paragraphe consacré à « la lutte contre l’évasion fiscale ». La France est donc dans une situation similaire à celle du Royaume-Uni dans le sens où seule une déclaration de la société peut suffire à remplir l’obligation légale.
Si la pratique de publication d’un rapport de transparence fiscale est désormais bien établie au Royaume-Uni et dans d’autres pays comme les Pays-Bas, elle ne s’est pas encore totalement imposée en France. Notre dernière analyse des publications 2020 sur la transparence fiscale des groupes du CAC 40 montre qu’une trentaine de groupes indique que leur société est dotée d’une politique fiscale mais seule une vingtaine la publie effectivement. Ils ne sont que sept groupes à publier des chiffres sur l’impôt sur les sociétés dans les principales juridictions dans lesquelles ils sont établis.
Mais les pressions pour plus de transparence fiscale sont de plus en plus perceptibles. Au-delà des publications institutionnelles des groupes, de plus en plus de données sur la fiscalité sont disponibles et exploitées par des ONG ou des journalistes. Les conclusions de l’analyse de ces données sont ensuite reprises par des responsables politiques ou d’autres journalistes et appellent, le plus souvent, à une plus grande transparence ou une hausse de la fiscalité.
Plus récemment en France, d’autres types parties prenantes ont fait entendre leur voix sur ces sujets : des représentants des salariés interrogent publiquement leur direction sur la contribution du groupe aux finances publiques ; des investisseurs et des actionnaires posent des questions lors des assemblées générales d’actionnaires sur la façon dont l’entité définit sa responsabilité fiscale et adresse le besoin de transparence fiscale ; les agences de notation RSE affinent de plus en plus leur méthodologie sur cet enjeu de gouvernance...
Les risques de non-conformité s’entendent vis-à-vis des attentes des lecteurs de ces rapports et ils sont donc tout aussi flous que la définition et la portée réelle des obligations. Il y a, bien sûr, le risque d’image et ses conséquences difficilement mesurables. Les risques de sanctions financières sont eux aussi très incertains et rappelons que, depuis l’entrée en vigueur de la loi de lutte contre la fraude fiscale de 2018, certaines sanctions fiscales peuvent être publiées (pratique du « naming & shaming »). La société devra donc faire sa propre analyse de ces risques, en fonction de ses engagements et de ses objectifs en matière de RSE.
La future obligation de publication du CbCR au sein de l’Union Européenne va créer une nouvelle obligation, en « droit dur » cette fois-ci. Toutefois, tous les contours de cette obligation ne sont pas encore totalement précisés. Tout d’abord, les Etats membres restent libres d’ajouter de nouvelles obligations lors de la transposition en droit interne et doivent également fixer les amendes applicables en cas de non-respect. Ensuite, les fortes attentes exprimées par certaines parties prenantes allant au-delà de la future obligation (par exemple, le CbCR ne contient que des informations sur l’impôt sur les sociétés et aucune information sur les autres impôts), il est probable que les réactions des entreprises face à cette obligation divergent. Certaines adopteront une approche de pure conformité ; d’autres s’engageront dans une approche plus proactive, en expliquant les nouvelles informations publiées et en les utilisant pour démontrer l’application effective de la politique fiscale du groupe.
Quoi qu’il en soit, chaque groupe doit dès à présent réfléchir à sa réponse à cet enjeu de gouvernance qu’est la responsabilité fiscale.
1. Sociétés soumises à l’obligation de publier une « Tax Strategy » au Royaume-Uni :
Sociétés anglaises ayant réalisé, sur l’exercice précédent, 200 millions de GBP de chiffre d’affaires ou ayant un total bilan de 2 milliards de GBP ;
Ou filiales anglaises de groupes multinationales entrant dans le champs de l’obligation de dépôt de la déclaration pays par pays (CbCR), c’est-à-dire ayant réalisé 750 millions d’euros de chiffre d’affaires l’exercice précédent.
2. 7.500 GBP en cas de non-publication puis de nouveau 7.500 GBP en cas de non-publication dans les 6 mois qui suivent la date butoir initiale de publication et enfin 7.500 GBP par mois si l’obligation n’est toujours pas remplie au bout de ces 6 mois.
3. Article 89 « Informations pays par pays » de la directive 2013/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 concernant l’accès à l’activité des établissements de crédit et la surveillance prudentielle des établissements de crédit et des entreprises d’investissement.