La France poursuit la mise en œuvre de mesures fiscales anti-abus avec l’entrée en vigueur, pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2020, d’un nouveau dispositif de lutte contre les entités et instruments financiers dits hybrides(1).
Par Julien Saïac, avocat associé en fiscalité. Il traite plus particulièrement des questions relatives aux restructurations internationales et aux investissements immobiliers et Mary Lédée, avocat en fiscalité. Elle intervient en matière de fiscalité transactionnelle et conseille les entreprises au quotidien, principalement dans le secteur immobilier (structuration des acquisitions, accompagnement dans le cadre des négociations et en matière de rédaction des clauses fiscales des actes, réalisation d’audits).
Le rejet de la déduction fiscale d’une charge supportée en cas d’effet d’asymétrie dans les relations entre entreprises associés
Issu des directives européennes ATAD2 1 et ATAD 2, le nouveau mécanisme vise à contrer les situations dans lesquelles un paiement :
-– est déduit du résultat d’une entité résidente d’un Etat sans être inclus dans les résultats imposables dans l’Etat de résidence du bénéficiaire ; ou
-– fait l’objet d’une déduction dans deux Etats différents et ce, en raison d’une divergence de qualification entre les Etats concernés de l’entité hybride, de l’instrument financier hybride ou de l’attribution des paiements issus d’une entité ou d’un instrument financier hybride («effet d’asymétrie»).
A titre d’exemples, on peut citer les cas où :
-– l’Etat de résidence du débiteur qualifiera l’entité bénéficiaire du paiement d’entité opaque passible de l’impôt sur les sociétés (IS), alors que l’Etat du bénéficiaire reconnaîtra la transparence fiscale du bénéficiaire et attribuera donc le paiement à ses actionnaires, induisant ainsi un effet de déduction de la charge chez le débiteur sans imposition du revenu correspondant chez le bénéficiaire ;
-– l’Etat d’immatriculation d’une succursale ayant effectué un paiement au profit de son siège reconnaîtra la quasi-personnalité fiscale de cette dernière alors que l’Etat de résidence du siège ne la reconnaîtra pas et ne constatera donc pas l’existence d’un revenu imposable au niveau du siège.
Dans de telles situations, la conséquence principale du dispositif sera le rejet de la déduction fiscale du paiement dans l’Etat du débiteur lorsque l’effet d’asymétrie n’aura pas été corrigé dans l’Etat du bénéficiaire, ou inversement, l’imposition dans l’Etat du bénéficiaire d’un paiement éventuellement déduit dans l’Etat du débiteur.
En contrepartie, l’article 212 I b du Code général des impôts (CGI), qui interdisait la déduction des intérêts versés par une entité française lorsque celle-ci n’était pas en mesure de justifier d’une imposition dans l’Etat du bénéficiaire du paiement à un taux au moins égal à 25 % de l’IS français, a été abrogé. Le champ d’application du dispositif anti-hybride est toutefois plus large en ce qu’il vise «tout paiement» et ne se limite donc pas aux charges d’intérêts. Il s’applique par ailleurs aux schémas mis en place entre entreprises présumées avoir un lien privilégié. A cet égard, le champ d’application est ici plus large que celui bien connu des entités liées définies à l’article 39-12 du CGI applicable notamment en matière de déduction des intérêts.
Ainsi, les règles anti-hybrides ont vocation à s’appliquer aux effets d’asymétrie constatés dans les relations entre «entreprises associées», entre un siège et ses établissements ou entre les différents établissements d’une même entité. La notion d’entreprises associées est entendue de manière extensive et couvre :
– les entreprises et leurs filiales dont elles détiennent au moins 50 % du capital ou des droits de vote ou au moins 50 % des droits au bénéfice ;
– les entreprises et leurs actionnaires personnes morales les détenant à hauteur d’au moins 50 % du capital ou des droits de vote ou au moins 50 % des droits aux bénéfices ;
– les entreprises et les entités ayant sur elles une influence notable3 ;
– les sociétés sœurs dont le capital ou les droits de vote sont détenus au moins à 50 % par une même entité ;
– les entités faisant partie du même groupe consolidé.
Le seuil de 50 % peut même être ramené à 25 % dans certains cas.
En revanche, le dispositif anti-hybride ne s’applique pas lorsque le paiement est inclus dans les revenus imposables de l’entité bénéficiaire et ce, a priori, quel que soit le taux d’imposition de cette dernière contrairement à la mécanique de l’article 212 I b du CGI qui supposait un taux d’imposition minimum de 7,75 % (sur la base d’un taux d’IS en France de 31 %).
Les conséquences sur la structuration des investissements immobiliers
Au rang des bonnes nouvelles, il ressort du dispositif que l’absence d’imposition dans l’Etat du bénéficiaire en raison de son statut fiscal n’est pas en soi une cause d’application du dispositif. Les revenus qui seront perçus par une entité de type société d’investissement immobilier cotée (SIIC), organisme de placement collectif immobilier (OPCI) ou entité comparable dans un autre Etat n’entraîneront donc pas de facto le rejet de la déduction de la charge correspondante dans l’Etat de résidence du débiteur au seul motif que l’entité bénéficiaire est exonérée d’IS sur tout ou partie de ses revenus.
En revanche, certaines structurations classiques pourraient être impactées. On pense notamment à :
– l’utilisation d’un véhicule luxembourgeois pour investir en France avec mise en place de prêts participatifs ou de «Preferred Equity Certificates» au profit des actionnaires et octroi d’un prêt classique par l’entité luxembourgeoise à la structure française propriétaire des actifs. Dans une telle situation, l’entité française paie des intérêts au titre du prêt luxembourgeois et les revenus de l’entité luxembourgeoise sont généralement redistribués sous forme de dividendes exonérés au profit des actionnaires ;
– l’allocation d’actifs immobiliers français à la succursale française d’une entité étrangère. La déduction des paiements (tels que les intérêts) effectués par la succursale à son siège étranger pourrait être rejetée si ledit siège n’incluait pas ces revenus dans son résultat imposable en raison de l’unicité juridique entre le siège et sa succursale. En effet, si la France applique une règle de «quasi-personnalité fiscale» des succursales vis-à-vis de leur siège, tel n’est pas le cas de tous les pays ;
– l’utilisation par des investisseurs internationaux d’une société pivot localisée en Europe pour réaliser des investissements pan-européens lorsque cette entité sera considérée comme fiscalement transparente dans son Etat de résidence mais opaque dans l’Etat de résidence de ses actionnaires. Tel pourrait être le cas par exemple lors de paiements effectués par une société française au profit d’un Limited Partnership dont l’Etat de résidence des actionnaires ne reconnaîtrait pas la transparence fiscale. A cet égard, la question pourrait se poser de l’application du dispositif anti-hybride lorsque ce paiement est effectué par une entité française bénéficiant du régime SIIC. L’administration fiscale française pourrait-t-elle utiliser ce nouveau dispositif pour rejeter la déduction de la charge, entraînant potentiellement un résultat financier positif taxable, voire pour recalculer la base de la retenue à la source perçue au titre des obligations de distribution ?
En définitive, le nouveau dispositif anti-hybride pourrait nécessiter de repenser certains schémas d’investissements immobiliers en tenant compte notamment du régime fiscal applicable à l’étranger pour déterminer les éventuelles conséquences fiscales en France. Dans certains cas, il supposera par ailleurs la réalisation d’études de comparabilité en amont afin de déterminer si la structure des investissements est susceptible d’entraîner des effets d’asymétrie fiscale liés à la qualification d’une entité interposée. A cet égard, il convient de noter que, du côté français, la jurisprudence comme la doctrine administrative fournissent déjà les outils et critères pertinents permettant de réaliser une telle analyse.
1. A l’exception du dispositif relatif aux hybrides inversés qui entrera en vigueur au 1er janvier 2022.
2. Anti-Tax Avoidance Directive.
3. Une telle influence étant présumée lorsqu’une entité mère détient au moins 20 % des droits de vote de sa filiale.