Les actions 8, 9 et 10 du projet OCDE/G20 de lutte contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS) avaient pour ambition d’aligner la répartition des bases taxables au sein des groupes multinationaux sur la répartition de la création de valeur. En d’autres termes, l’impôt doit être prélevé dans les Etats où la valeur est créée.
Par Florent Richard, avocat, PwC Société d’Avocats
Ces trois actions ont donné lieu à un rapport final unique, publié le 5 octobre dernier, qui à première vue ne semble pas révolutionner l’approche à suivre en matière de prix de transfert. Confirmation du principe de pleine concurrence, sacralisation du triptyque «fonctions/risques/actifs» dans l’analyse de la chaîne de valeur : rien de très nouveau ! Sauf en ce qui concerne la manière d’appréhender deux des trois composantes de ce triptyque : les risques et les actifs incorporels. Aisément transférables d’un Etat à l’autre du fait de leur immatérialité, risques et incorporels peuvent en effet drainer avec eux des profits substantiels. Le rapport sur les actions 8, 9 et 10 définit de nouvelles règles pour limiter cette volatilité parfois suspecte.
Afin de mieux localiser les risques auxquels sont soumis les groupes multinationaux, l’OCDE propose ainsi une grille d’analyse détaillée, aux termes de laquelle la répartition contractuelle des risques entre les membres du groupe doit être écartée si elle ne correspond pas au comportement des parties. Chaque risque (risque de marché, risque produit, risque client, risque de change, risque de stock, etc.) doit in fine être attribué à l’entité du groupe qui en exerce le contrôle, c’est-à-dire qui est en mesure de décider de prendre le risque ou de le décliner, et qui a le pouvoir de le gérer quotidiennement et opérationnellement (afin par exemple de le limiter ou de le couvrir). Autrement dit, pas de risque sans capital humain. Et ce n’est pas suffisant : pour prétendre assumer un risque, une entité doit aussi disposer de la capacité financière permettant d’y faire face au cas où le risque se réalise. La nouveauté n’est pas tant l’importance accordée au critère de substance (humaine et financière) que la recommandation aussi explicite de l’OCDE d’écarter un contrat qui ne reflèterait pas le comportement des parties.
Cette incitation nouvelle à ne pas tenir compte du contrat s’illustre d’ailleurs dans un tout autre registre : celui des transactions jugées «commercialement irrationnelles». D’après l’OCDE, il s’agit de transactions intragroupes dans lesquelles des parties indépendantes ne se seraient jamais engagées (mais le simple fait qu’une transaction n’existe pas sur le marché libre n’est pas suffisant pour conclure à son irrationalité commerciale). Cette définition, certes pleine de bon sens et étayée de deux exemples, n’est malheureusement accompagnée d’aucun critère précis. La possibilité d’écarter un contrat aurait sans doute mérité d’être plus strictement encadrée, eu égard aux conséquences fiscales que cela peut entraîner pour les entreprises qui en seraient victimes.
Pour les incorporels, l’approche est similaire à celle présentée en matière de risques. De même que le porteur contractuel d’un risque n’a pas vocation à être rémunéré pour ce risque s’il ne le contrôle pas fonctionnellement, le propriétaire juridique d’un incorporel ne doit pas nécessairement prétendre à une partie des profits générés par l’exploitation de cet incorporel. Lesdits profits doivent prioritairement revenir aux sociétés du groupe qui contribuent à la création de valeur incorporelle en assumant des fonctions telles que le développement, la maintenance, l’amélioration, la protection ou l’exploitation de l’incorporel. Il faut pour cela héberger du personnel dédié (par exemple, des équipes de marketing pour le développement d’une marque, ou des équipes de R&D pour la mise au point de brevets) : le critère humain est là encore au cœur de l’analyse de la chaîne de valeur. Ainsi dans un groupe multinational, le propriétaire juridique d’un incorporel qui se contente d’en financer le développement n’aura droit qu’à une rémunération de ses fonctions de financement, limitée à un simple retour sur investissement.
Une fois réglée la question de la propriété des incorporels, l’OCDE s’attaque à celle de leur valeur. Dans son viseur, les transactions portant sur les incorporels difficiles à valoriser, pour lesquelles les groupes ont souvent recours à des techniques d’évaluation financière (discounted cash flows notamment) intégrant des prévisions (business plan, taux de croissance…) incertaines par nature. Afin d’éviter que ces incertitudes ne soient utilisées à des fins d’optimisation fiscale, l’OCDE prévoit la possibilité d’utiliser des données «ex post» pour juger du caractère approprié du prix appliqué à la transaction. Prenons l’exemple du transfert intragroupe d’une marque, dont le prix de cession est calculé en actualisant les flux de trésorerie attendus de son exploitation future. Si les flux futurs sont déterminés en utilisant une hypothèse de croissance annuelle de 1 %, alors que lors du contrôle fiscal de la société cédante (soit plusieurs années plus tard), les revenus liés à la marque s’avèrent en réalité avoir crû de 3 % par an, cet écart constituera une «présomption de preuve» d’anormalité du prix (sauf à ce que l’impact sur la valeur de la marque ne dépasse pas 20 %). Charge de la preuve accrue pour les groupes (désormais contraints de démontrer leur impuissance à mieux anticiper l’avenir), différence de traitement entre entreprises liées et sociétés indépendantes (qui elles continueront d’avoir le droit de se fourvoyer dans leurs prévisions), asymétrie d’information au bénéfice des administrations fiscales : ce dispositif a de quoi inquiéter.
On retiendra donc plus volontiers de ce rapport les nouvelles règles d’analyse de la chaîne de valeur, qui substituent au triptyque originel «fonctions/risques/actifs» un triptyque revisité «fonctions/fonctions de contrôle des risques/fonctions de développement des actifs incorporels». Pas une révolution : plutôt un subtil glissement vers un monde où l’humain occuperait de nouveau la place centrale et le contrat, un rôle mineur. En somme, un simple retour aux sources !