Par Sébastien Delenclos, avocat, PwC Société d’Avocats, Alix Bréchet, avocat, PwC Société d’Avocats et Camille Diraison PwC Société d’Avocats
Immunité diplomatique mais pas forcément fiscale !
Le 20 janvier 2020, le Conseil d’Etat a eu à connaître de trois affaires soulevant la question inédite de l’assujettissement à l’impôt français d’un Etat souverain étranger, au cas particulier l’Etat du Koweït, à raison de ses investissements immobiliers situés en France.
Les affaires présentées portent sur des configurations différentes. Dans le premier pourvoi, le bien immobilier était détenu directement par l’Etat du Koweït et dans les deux suivants, le bien était détenu via des sociétés civiles immobilières.
Dans une première affaire1, l’Etat du Koweït donnait en location nue un bien immobilier français qu’il détenait directement, la «Tour Manhattan». A la suite d’un contrôle fiscal, l’administration a imposé l’Etat à raison de ses revenus locatifs, estimant que la location participait de l’exercice par le Koweït d’une activité lucrative en France.
Dans une deuxième affaire2, l’Etat du Koweït, par l’intermédiaire de sociétés civiles immobilières non soumises à l’impôt sur les sociétés, donnait en location nue des biens immobiliers. A la suite d’un contrôle fiscal, l’administration a imposé les bénéfices réalisés par ces sociétés translucides entre les mains de l’Etat du Koweït, à proportion de ses droits dans ces sociétés. Cette fois, l’administration a estimé que la location d’immeubles par ces sociétés participait de l’exercice par le Koweït d’une activité lucrative en France.
L’Etat du Koweït s’est pourvu en cassation contre les deux arrêts de la cour administrative d’appel ayant confirmé le rejet de ses demandes en décharge en première instance.
Dans une troisième affaire3, une société civile immobilière («SCI») non soumise à l’impôt sur les sociétés et détenue à 99,99 % par l’Etat du Koweït a vendu un ensemble immobilier situé en France. A la suite de cette cession, son représentant fiscal avait déclaré la plus-value réalisée qui a, par suite, été soumise au prélèvement prévu à l’article 244 bis A du Code général des impôts. La SCI avait demandé la restitution de ce prélèvement en se fondant sur l’exonération applicable sous certaines conditions aux Etats étrangers4.
Le tribunal, suivi par la cour administrative d’appel, avait prononcé la restitution totale du prélèvement. Le ministre de l’Action et des Comptes publics s’est pourvu en cassation et demandait au Conseil d’Etat d’annuler l’arrêt.
Ces arrêts et leurs conclusions sont riches en enseignements à plusieurs égards. Avant de nous donner une grille de lecture pour apprécier la lucrativité des opérations effectuées par les Etats étrangers, ils rappellent que ces derniers ne bénéficient pas d’une immunité de principe en matière fiscale. Enfin, ils réaffirment un principe fiscal majeur : la personnalité fiscale des sociétés de personnes.
Absence d’immunité fiscale de principe des Etats étrangers
En vertu de l’immunité de juridiction dont bénéficient les Etats, l’Etat français ne peut en principe soumettre un Etat étranger à des actes d’autorité.
Toutefois, en matière fiscale, cette immunité n’est pas absolue. En France, cette immunité ne bénéficie aux Etats étrangers qu’à raison des actes souverains qu’ils opèrent et non des actes de gestion5.
Ainsi, il n’existe pas d’obstacle, en droit international public, à l’assujettissement à l’impôt des Etats souverains à raison des actes de gestion qu’ils accomplissent sur le territoire français.
Dans la première affaire, le Conseil d’Etat rappelle ce principe en affirmant qu’entrent dans le champ de l’impôt «toutes les personnes morales qui se livrent à une exploitation ou à des opérations de caractère lucratif, sans exclure les Etats étrangers» à raison des actes de gestion qu’ils effectuent.
Les Etats étrangers n’étant pas exclus du champ de l’impôt, ils y seront effectivement soumis si les actes de gestion qu’ils réalisent constituent des opérations à caractère lucratif.
Grille d’analyse du caractère lucratif d’une opération réalisée par un Etat étranger
Dans la première affaire, le Conseil d’Etat a validé les impositions mises à la charge de l’Etat du Koweït à raison des revenus locatifs provenant de l’immeuble qu’il détenait en direct.
Pour apprécier la lucrativité de l’opération en cause, le Conseil d’Etat a eu recours à la grille d’analyse de son célèbre arrêt la Commune de La Ciotat6 applicable pour les collectivités publiques de droit français et non à celle dégagée pour les organismes sans but lucratif. Selon cette grille d’analyse, le caractère désintéressé de la structure (i.e. l’Etat) est inopérant puisqu’il est présumé de principe… sauf à se demander si cette activité aurait eu pour objectif d’enrichir des personnes privées, mais cela n’est pas l’affaire du juge de l’impôt ! Cette grille d’analyse propose donc d’adopter un raisonnement en deux temps. En premier lieu, le Conseil d’Etat s’intéresse à la nature de l’activité en cause et en second lieu, aux conditions dans lesquelles est exploitée cette activité. Apprécier les conditions d’exploitation de l’activité revient à se demander si l’activité est réalisée dans des conditions similaires à celles dans lesquelles des entreprises privées exercent leurs activités en appliquant la «règle des 4 P» (produit, public, prix, publicité).
Dans le cas d’espèce, l’opération était bel et bien lucrative puisque la cour administrative d’appel a relevé que l’activité de location était réalisée dans des conditions de prix et de public similaires à celles d’entreprises privées exerçant la même activité.
Bien que la solution semble logique et fondée, l’analyse retenue ne manque pas de soulever des questions notamment sur l’appréciation de la comparabilité avec des entreprises privées. Selon les conclusions du rapporteur public, l’activité de location des locaux de la Tour Manhattan était comparable à celle d’une grande foncière, dont l’unique objet est «l’investissement et le rendement immobilier à grande échelle». Le rapporteur public pointe en effet du doigt le caractère très particulier de l’activité : la location d’une tour de 110 mètres de hauteur en plein cœur du plus grand quartier économique d’Europe. On comprend de ces conclusions que la solution aurait pu être différente dans le cas où l’activité en cause aurait été de la nature de celle réalisée par un «bon père de famille». On peut donc légitimement se demander à quel endroit placer le curseur pour distinguer un investissement de «bon père de famille» de celui d’une entreprise privée.
Il convient toutefois de noter que dans l’hypothèse où la lucrativité de l’activité n’aurait pas été reconnue, l’Etat étranger aurait vraisemblablement été soumis à l’impôt au taux de 24 % à raison des revenus patrimoniaux perçus7. Aujourd’hui, cette imposition au taux réduit perd de son intérêt avec la baisse progressive du taux de l’impôt sur les sociétés (25 % à horizon 2022).
Réaffirmation de la personnalité fiscale des sociétés translucides
Dans la deuxième affaire, la cour administrative d’appel a jugé que l’Etat du Koweït est soumis à l’impôt sur les sociétés à hauteur de sa quote-part dans les sociétés civiles immobilières, dès lors que l’activité de location réalisée par la SCI avait un caractère lucratif. Pour apprécier la lucrativité de l’opération, la cour d’appel retenait la même approche que celle de la précédente affaire (i.e. la détention d’un immeuble en direct). Le Conseil d’Etat ne valide pas ce raisonnement et casse l’arrêt pour erreur de droit avec renvoi devant la cour administrative d’appel.
Selon le Conseil d’Etat, pour qu’un associé d’une société soumise au régime des sociétés de personnes8 (dite aussi «société translucide») soit lui-même soumis à l’impôt sur les sociétés à raison de la quote-part qu’il détient dans cette société, il faut raisonner en deux temps. Tout d’abord, il faut s’assurer que l’activité exercée par la société de personnes ne soit pas une activité soumise de plein droit à l’impôt sur les sociétés. Ensuite, pour être assujetti à l’impôt sur les sociétés à raison de sa quote-part dans une telle société, l’associé doit lui-même être assujetti à cet impôt à raison de ses opérations propres.
On comprend donc la solution retenue par le Conseil d’Etat qui consiste à apprécier le caractère lucratif, non pas de l’activité de la société translucide, mais bien celui des activités propres de l’associé de la société translucide. Si une telle solution n’avait pas été retenue, cela serait revenu à faire fi de la personnalité fiscale des sociétés translucides. Dans cette affaire, le Conseil d’Etat énonce que la cour administrative d’appel a transposé, à tort, le raisonnement de la première affaire en confondant «transparence fiscale» et «translucidité fiscale».
Nous attendrons avec impatience la décision de la cour administrative d’appel de renvoi qui devra trancher sur le fait de savoir si l’Etat du Koweït a une activité propre soumise à l’impôt sur les sociétés. Le rapporteur public semble laisser présager l’imposition de l’Etat du Koweït à raison de cette quote-part. En effet, dans ses conclusions, le rapporteur fait un lien entre les deux premières affaires. Il part du postulat que si l’activité de location de la Tour Manhattan détenue en direct par l’Etat du Koweït présente un caractère lucratif, ledit Etat devra également être soumis à l’impôt à raison des quotes-parts qu’il détient dans les sociétés de personnes puisqu’il est soumis audit impôt à raison d’une opération propre.
Le raisonnement du rapporteur public revient à se demander si l’imposition de la quote-part dans les SCI aurait pu être fondée en l’absence d’activité locative propre liée à la Tour Manhattan. Il semble ressortir des conclusions que la détention des titres ne suffit pas à caractériser une opération lucrative sauf à ce que cette détention soit réalisée à grande échelle… Le rapporteur public illustre son propos en comparant la détention de sociétés translucides «à grande échelle» à la détention d’un portefeuille de SCI par une foncière du secteur privé.
Il ressort des deux premières affaires qu’un Etat étranger aurait tout intérêt à investir dans l’immobilier français via des sociétés translucides plutôt qu’en direct, à condition qu’il ne soit pas soumis à l’impôt à raison d’autres opérations. D’autant qu’en cas de détention indirecte, l’Etat ne serait pas non plus soumis à l’imposition au taux réduit sur ses revenus patrimoniaux prévue pour les organismes sans but lucratif. Comme évoqué dans nos commentaires sur la première affaire, en cas de non-reconnaissance du caractère lucratif de l’activité, la détention en direct aurait tout de même entraîné une imposition au taux de 24 % alors qu’une détention via une société civile immobilière, du fait de sa propre personnalité fiscale, n’aurait entraîné aucune imposition.
Si la détention indirecte d’un immeuble par un Etat étranger peut présenter quelques attraits quand il s’agit d’activité locative, il ne faut pas conclure trop hâtivement car ce mode de détention peut également avoir un «effet boomerang» comme va l’illustrer la troisième affaire.
Pour rappel, cette affaire concerne le prélèvement prévu à l’article 244 bis A du Code général des impôts au titre de la plus-value réalisée par la société civile immobilière. Dans son arrêt du 20 janvier 2020, le Conseil d’Etat rejette le pourvoi formé par l’Etat du Koweït en jugeant que l’exonération du prélèvement9 bénéficie aux Etats étrangers détenant directement un immeuble en France sans s’étendre aux sociétés translucides dont ils sont associés. Une nouvelle fois, le Conseil d’Etat fait application du principe selon lequel les sociétés translucides sont dotées d’une personnalité fiscale propre. Ainsi, pour les besoins de ce prélèvement, la détention directe semble plus clémente que la détention indirecte des biens immobiliers français pour les Etats souverains étrangers !
Le second mérite de cet arrêt repose sur ses conclusions portant sur l’interprétation de l’exonération dudit prélèvement au bénéfice des Etats souverains, «soumise aux conditions de l’article 131 sexies». Nous rappelons que cet article prévoit une exonération de retenue à la source sur les produits versés notamment aux Etats souverains étrangers au titre de placements ne constituant pas un «investissement direct» au sens de la loi n° 66-1008 du 28 décembre 1966. Selon le rapporteur, la détention d’un immeuble en direct ne constituerait pas en soi un investissement direct et l’exonération du prélèvement de l’article 244 bis A du CGI semblerait donc acquise aux Etats souverains, et ce, sans conditions.
A la suite de cet arrêt, se posera inévitablement la question de la restitution du prélèvement. Rappelons que ce prélèvement est libératoire pour les personnes physiques mais imputable, le cas échéant, sur l’impôt sur les sociétés dû par les personnes morales. Dans le cas où l’Etat est effectivement soumis à l’impôt, ce qui est le cas en l’espèce, ce dernier devait pouvoir être en mesure d’imputer le prélèvement sur l’impôt sur les sociétés (dont la base taxable serait minorée des charges de l’exercice et des déficits reportables) et le cas échéant, bénéficier d’une restitution totale ou partielle du prélèvement. En revanche, si l’Etat étranger n’est pas soumis à l’impôt, pourrait-il, alors même qu’il n’est pas tenu de déposer de liasse fiscale en France, bénéficier de la restitution de ce prélèvement ? La translucidité des sociétés de personnes demeure encore aujourd’hui un beau «sac d’embrouilles» et il en revient une fois de plus au juge d’apporter sa pierre à cette vénérable bâtisse en perpétuels travaux.
1. CE, 20 janvier 2020, n° 421913.
2. CE, 20 janvier 2020, n° 421914.
3. CE, 20 janvier 2020, n° 423160.
4. CGI, article 244 bis A I-1.
5. Cass. civ. 1re, 12 juillet 2017, n° 15-29.334 et 15-29.335. 6. CE, 26 juin 2012, n° 341410, Commune de La Ciotat.
7. CGI, art. 206, 5.
8. CGI, art. 8.