Par Chaïd Dali-Ali, avocat associé, PwC Société d’Avocats et Florent Richard avocat associé, PwC Société d’Avocats
Les modalités de détermination des prix ou des rémunérations des transactions intragroupes continuent à produire un effet anxiogène sur les administrations fiscales, et restent plus que jamais au centre de leurs préoccupations. Conséquence directe : l’administration fiscale, aidée par le législateur et les organisations intergouvernementales, continue d’accroître les contraintes pesant sur les entreprises en matière de contrôle et de justification de leurs prix de transfert. Face à cet environnement en constante évolution, permettons-nous de paraphraser Charles Darwin : «ni les plus forts, ni les plus intelligents, mais ceux qui s’adapteraient le mieux aux changements».
La rigidification de l’environnement fiscal international des entreprises se traduit avant tout par une demande de transparence accrue, alliée à un arsenal de sanctions toujours plus dissuasif, qui appellent les entreprises à repenser leurs approches.
Vers un nouvel environnement
Il n’est dès lors pas surprenant que les entreprises devront évoluer dans un cadre plus contraignant, notamment en matière de «reporting», mais également plus répressif.
Ainsi, et outre les obligations documentaires et de «reporting pays par pays»1 posées par l’action 13 du plan BEPS2 de l’OCDE dès 2015, la directive européenne (UE) 2018/822 du 25 mai 2018 («DAC 6») impose de déclarer aux autorités fiscales les dispositifs transfrontières de planification fiscale à caractère potentiellement agressif. Ce texte, qui entrera en vigueur en France dès juillet 2020, comporte trois «marqueurs» spécifiques aux prix de transfert susceptibles de déclencher ladite obligation déclarative, et ce sans nécessité d’établir au préalable l’existence d’un avantage fiscal, à savoir :
– utilisation de régimes de protection unilatéraux : il s’agirait principalement des accords préalables sur les prix («APP»), ou de tout autre rescrit touchant à la fixation des prix de transfert, octroyés par une seule autorité fiscale sans concertation avec la ou les autres juridictions contreparties ;
– transferts entre entreprises associées d’actifs incorporels difficiles à évaluer : sont ici visés, «en l’absence d’éléments de comparaison fiables»3, les actifs dont les projections de revenus et autres flux financiers, ou les hypothèses prévisionnelles retenues, seraient «hautement incertaines». Dans la mesure où la valorisation d’un actif incorporel constitue un exercice par nature incertain, et en l’absence de plus de précisions quant au degré de complexité visé, cette disposition pourrait trouver à s’appliquer à un grand nombre d’opérations ; ou
– transferts de fonctions, de risques ou d’actifs au sein d’un groupe anticipant une baisse d’au moins 50 % du bénéfice4 du cédant dans les trois ans suivants l’opération : cette mesure concerne les réorganisations dites économiques5, lesquelles peuvent être relativement fréquentes au sein d’un groupe multinational, en ce qu’elles impactent potentiellement le profil fonctionnel des entités liées considérées, et par suite les méthodes et politiques de prix de transfert, pour in fine influer sur la répartition des profits et risques au sein du groupe.
L’obligation de déclaration, assortie d’une clause d’échange automatique d’informations6 entre Etats membres susceptibles d’intervenir en France dès octobre 2020, précise que l’une de ses principales finalités consiste à accroître l’efficacité des contrôles fiscaux en matière internationale, formalisant par là même un lien explicite avec le volet répressif du nouvel écosystème.
Sur ce dernier point, la directive permet aux administrations fiscales européennes de conduire des contrôles fiscaux conjoints7, type de dispositif coopératif ayant fait l’objet d’expérimentations assez timides jusqu’à assez récemment. Outre les recommandations de l’OCDE sur les différentes formes de coopération internationale en matière de contrôle8, c’est plutôt sous l’impulsion du Forum conjoint de l’Union européenne sur les prix de transfert («FCPT») que la mise en place de ces procédures reprend de la vigueur depuis 20169. Certains pourraient contester le caractère répressif de ce dispositif en ce qu’il est souvent présenté comme devant intervenir dans un cadre coopératif avec les entreprises, voire sur la base du volontariat ou à tout le moins d’une relation de confiance. Il n’en reste pas moins que l’objectif répressif nous semble clairement exprimé par la directive.
Si la France, contrairement à d’autres Etats membres10, semble encore en retrait sur ce plan, elle n’en a pas moins renforcé ses moyens de sanction sur d’autres terrains au plan national.
C’est ainsi que la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude prévoit :
– une pénalisation du droit fiscal, dite «fin du verrou de Bercy», consistant en une transmission automatique au parquet, notamment lorsque les droits notifiés sont assortis d’une majoration de 40 % pour manquement délibéré, et ce à deux reprises au cours d’une période de six ans. Cette disposition suscite beaucoup d’inquiétude du fait du constat, largement partagé sur la place, selon lequel les services vérificateurs font un usage excessif, voire quasi systématique, des pénalités de 40 % en matière de prix de transfert. La transmission devra également intervenir en cas d’application de la pénalité de 80 % pour activité occulte ou manœuvres frauduleuses, et ce à première notification sans condition de répétition ;
– l’importation en France du «name and shame» anglo-saxon : Bercy peut désormais publier sur son site internet les sanctions appliquées aux personnes morales en cas de manquements graves.
Vers de nouvelles normes sur le fond
La France n’a pas le monopole du renforcement des contraintes imposées aux entreprises en matière de prix de transfert. Le cadre inclusif sur le BEPS, qui rassemble 137 pays, a ainsi renouvelé, à l’issue de sa réunion des 29 et 30 janvier derniers, son engagement à poursuivre les discussions pour la mise en œuvre de l’Approche Unifiée telle que proposée en octobre 2019, et qui vise à redéfinir la répartition des droits d’imposition (Pilier 1) en faveur des juridictions de marché dans lesquelles les multinationales exercent des activités significatives, qu’elles y disposent ou non de présence physique. L’Approche Unifiée, très largement commentée depuis sa présentation, a vocation à faire peser de nouvelles obligations sur les groupes multinationaux, qui devront notamment identifier les activités concernées par le Montant A, calculer ce Montant A, acquitter dans les juridictions de marché le nouvel impôt induit par ce Montant A, tout en évitant l’écueil de doubles impositions qui impacteraient lourdement leur compétitivité. Pour rappel, pour ces activités, une part du profit résiduel présumé (déterminé comme la différence entre le profit consolidé réel dégagé au titre de l’activité en question et un niveau présumé de profit routinier) aura vocation à être répartie entre les juridictions de marché.
Ces contraintes à venir suscitent pour les multinationales des craintes légitimes. Dans ce contexte, la dernière déclaration (29-30 janvier) du cadre inclusif sur le BEPS peut, même si elle confirme l’objectif initial, être vue comme rassurante, voire porteuse d’éventuelles opportunités. Rassurante, car le cadre inclusif s’y montre plus clair et plus précis quant au spectre des activités visées par le Montant A. Il confirme que sont concernées les activités B-to-C, c’est-à-dire la production et/ou distribution de biens et les prestations de services destinés in fine à des consommateurs (même si les biens ou les services sont commercialisés via des intermédiaires) ; il se montre par ailleurs plus clair sur l’applicabilité effective du Montant A à tous les services digitaux automatisés (moteurs de recherche, réseaux sociaux, plateformes d’intermédiation et marketplaces, sites de streaming, jeux en ligne, cloud, publicité en ligne, etc.). Autre élément rassurant : le cadre inclusif propose désormais un arbre de décision de nature à permettre à chaque groupe multinational d’identifier plus précisément quelle part de son activité sera soumise au Montant A. Ainsi, des critères cumulatifs de chiffre d’affaires consolidé, de nature d’activité, de revenu lié aux activités B-to-C et digitales, de profitabilité des activités visées, de montant du profit résiduel présumé, et de ventes ou d’actions significatives dans chaque juridiction de marché, contribueront à mieux encadrer l’application des nouvelles règles. La proposition du cadre inclusif de s’appuyer sur les comptes segmentés par activité ou business line tels que préparés par les groupes laisse également entrevoir la possibilité, pour ces derniers, d’être acteurs dans les modalités de mise en œuvre pratique de l’Approche Unifiée.
Au-delà des précisions sur le Montant A, le cadre inclusif confirme, dans sa déclaration de fin janvier, son intention de mettre en œuvre le principe du Montant B pour déterminer le résultat imposable localement au titre de fonctions de distribution de base assumées dans les juridictions de marché via une présence physique. Ce résultat taxable devrait être calculé en appliquant aux ventes locales un pourcentage fixe prédéterminé (variant éventuellement selon l’industrie et/ou la région). Il s’agirait là, pour les groupes multinationaux ayant mis en place à travers le monde des activités de distribution locales dotées d’une autonomie limitée, d’une réelle opportunité de sécurisation de leurs prix de transfert : l’application du pourcentage prédéterminé réduirait fortement d’une part les risques de redressement, d’autre part les coûts de conformité induits par la justification des taux pratiqués. D’autant qu’une lecture littérale de la déclaration de janvier du cadre inclusif laisse penser que le principe du Montant B pourrait s’appliquer à toutes les industries (et non aux seules activités B-to-C ou digitales).
Une approche à repenser
La multiplication des obligations de reporting, dont il est très probable que l’exploitation, les recoupements et le traitement soient grandement facilités, pour les administrations, par le développement des nouvelles technologies11, appelle les entreprises à repenser leur structure, leurs process et leur comportement en matière de prix de transfert. Cette nouvelle approche devra revêtir un caractère holistique, depuis la conception et la structuration des politiques et méthodes jusqu’à l’exécution au plan local. Ce qui plaide pour un contrôle centralisé accru. De plus, et comme pour les administrations, le recours aux technologies innovantes dédiées sera un facteur de succès primordial.
La capacité d’adaptation des entreprises aux nouvelles règles internationales en matière de prix de transfert sera donc un élément-clé dans la gestion de leur risque fiscal. Il faudra notamment et dès aujourd’hui tirer les enseignements de l’évolution du contexte (notamment répressif) pour appréhender les contrôles fiscaux de manière collaborative et proactive. Une documentation prix de transfert complète (master file et local files), contemporaine (mise à jour chaque année) et coordonnée par la tête de groupe (afin d’assurer la cohérence des analyses fonctionnelles et de méthodes présentées de part et d’autre des différentes frontières) contribuera à montrer le souci de transparence de l’entreprise et à inspirer confiance quant à la politique de prix de transfert mise en œuvre. Pour les transactions intragroupes complexes, la possibilité de recourir à un accord préalable sur les prix, un peu délaissé ces dernières années, devrait faire l’objet d’un nouvel engouement compte tenu du risque pénal accru. L’APP constitue en effet un élément susceptible de démontrer la volonté de coopération et de transparence de l’entreprise vis-à-vis de l’administration fiscale.
De même, la nouvelle relation de confiance présentée par Bercy en 2019, plus particulièrement deux de ses dispositifs12, ainsi que son pendant international, le Programme international pour le respect des obligations fiscales de l’OCDE («ICAP» et «ICAP 2.0»), pourraient fournir aux entreprises une sécurité juridique accrue. Ces deux procédures, française et internationale, selon des modalités pouvant différer sensiblement, visent à permettre aux groupes de dialoguer avec une administration (relation de confiance à la française) ou plusieurs administrations (ICAP 2) autour d’un nombre limité de problématiques fiscales préidentifiées, et d’en figer le traitement ou le régime d’imposition.
L’ICAP 2.0, du fait de son caractère multilatéral, vise également à réduire les recours aux procédures amiables en cas de double imposition, ainsi qu’à grandement faciliter la conclusion d’APP bilatéraux ou multilatéraux.
1. Country by Country Reporting («CbCR»).
2. Base Erosion and Profit Shifting.
3. Par exemple transaction contemporaine passée avec un tiers et portant sur un actif identique ou très similaire.
4. Bénéfice avant intérêts et impôts.
5. Par distinction avec les restructurations juridiques telles que fusions ou scissions.
6. L’échange d’informations (spontané, automatique ou sur demande) avait déjà été étendu aux APP et au CbCR.
7. Depuis sa version d’origine «DAC 1» de février 2011 pour ce qui est des contrôles simultanés.
8. Dès 2006, l’OCDE préconisait les contrôles à l’étranger et les contrôles simultanés, qu’elle développe en 2010 quant aux contrôles coordonnés ou conjoints.
9. Le développement des contrôles conjoints constitue l’un des objectifs principaux du plan de travail du FCPT pour 2015-2019.
10. Par exemple l’Italie ou l’Allemagne.
11. Notamment robotisation et intelligence artificielle.
12. Le partenariat fiscal pour les ETI et les grandes entreprises et la démarche spontanée de mise en conformité.