Le prix d’une transaction immobilière, ou de manière générale la valeur d’un immeuble constituant l’assiette d’un impôt, est toujours susceptible d’être discuté par l’administration fiscale. Néanmoins, le pouvoir de celle-ci est soumis à des conditions précises, appréciées avec attention par le juge qui veille notamment, pour admettre les prétentions de l’Administration, à ce que l’écart entre la valeur fixée par le contribuable et celle avancée par l’Administration soit significatif.
Par Christophe Lefaillet, avocat associé, spécialisé en fiscalité (droits d’enregistrement et ISF) et en droit des sociétés et Frédéric Gerner, avocat en fiscalité.
La détermination de la valeur d’un bien immobilier, en tant que patrimoine ou en tant qu’objet d’une transaction, est souvent un exercice à fort enjeu fiscal, pour les particuliers comme pour les entreprises.En matière d’enregistrement et d’ISF, exceptés les cas où la loi fiscale fixe des bases d’évaluation, la valeur à retenir pour la liquidation des droits est en règle générale la valeur vénale réelle des biens appréciée au jour du fait générateur de l’impôt (jour de la mutation ou s’agissant de l’ISF, au 1er janvier de l’année d’imposition). Tantôt la valeur vénale constitue l’assiette unique des droits. Il en est ainsi notamment en matière de droits de mutation à titre gratuit et en matière d’ISF. Tantôt cette valeur est retenue comme base de perception des droits seulement lorsqu’elle est supérieure au prix convenu entre les parties augmenté des charges. Tel est le cas en matière de droit de mutation à titre onéreux. Conformément aux dispositions de l’article L. 17 du Livre des procédures fiscales, l’administration fiscale peut être amenée à rectifier le prix ou l’évaluation d’un bien ayant servi de base à la perception d’une imposition, lorsque ce prix ou cette évaluation est inférieur à la valeur vénale réelle des biens transmis ou désignés dans les actes ou déclarations.
Bien que la loi ne donne pas de définition de la «valeur vénale», la jurisprudence et la doctrine administrative considèrent qu’elle correspond au prix qui pourrait être obtenu par le jeu de l’offre et de la demande dans un marché réel, abstraction faite de toute valeur de convenance. La définition ainsi retenue participe d’une conception objective de la valeur vénale (valeur d’échange) et non d’une conception subjective (valeur de convenance ou d’utilisation). L’Administration qui conteste la valeur déclarée par le contribuable supporte la charge de la preuve de la sous-évaluation, et il lui appartient d’établir cette sous-évaluation en se référant aux prix constatés dans des ventes portant sur des biens similaires à celui du contribuable et intervenues avant le fait générateur de l’impôt. Ce n’est qu’à défaut de valeurs de comparaison ou lorsqu’il s’agit d’immeubles loués que l’administration fiscale peut utiliser d’autres méthodes d’évaluation. Pour la détermination du prix par la méthode de comparaison, il est nécessaire de tenir compte des facteurs physiques, géographiques, juridiques et économiques propres à chaque immeuble et de les comparer à des biens intrinsèquement similaires.
Ainsi, la jurisprudence a notamment considéré que le bien doit être pris dans son état de droit : existence de servitudes, d’un usufruit ou d’un bail, affectation par une déclaration d’utilité publique, caractère indivis des droits détenus, afin d’appliquer à la valeur vénale les décotes correspondantes.Enfin, aux termes d’une jurisprudence constante, les éléments de comparaison, indispensables pour établir la valeur vénale réelle du bien, doivent être cités dans la proposition de rectification avec les précisions nécessaires pour apprécier concrètement s’ils se rapportent à des cessions de biens intrinsèquement similaires. La Cour de cassation (18 décembre 2007, n° 06-18879) estime que l’Administration doit fournir dans sa proposition de rectification au moins trois éléments de comparaison valables. Le contribuable peut contester la valeur vénale retenue par l’Administration en apportant d’autres éléments de comparaison et en démontrant le caractère atypique de son bien. Depuis janvier 2014, la création du Service PATRIM-usagers permet à un contribuable, identifié par son numéro fiscal, d’estimer la valeur d’un immeuble. Ce service peut représenter un danger en raison du caractère non anonyme de la procédure.
Cependant, la valeur vénale déterminée par la plateforme ne peut pas être utilisée par l’Administration en cas de rectification.La juste évaluation d’un bien immobilier a également des conséquences en matière d’impôt sur les bénéfices et sur le revenu. En effet, un écart entre la valeur vénale de l’immeuble et le prix d’une transaction peut amener l’Administration à requalifier cette différence en libéralité constitutive d’un acte anormal de gestion non déductible pour la partie qui se pénalise et en avantage occulte taxable pour la partie avantagée. Le Conseil d’Etat requiert néanmoins de l’Administration qu’elle apporte la preuve de l’existence d’un écart significatif entre la valeur vénale du bien et le prix de la transaction avant de requalifier cette différence en libéralité constitutive d’un avantage occulte. Dans un arrêt Hérail du 3 juillet 2009, la haute juridiction a considéré qu’un écart de 9 % à 20 % n’était pas significatif, le rapporteur public dans cette affaire expliquant qu’il «semble exclu de regarder comme significatif un prix qui ne s’écarterait pas de moins de 20 % de la valeur vénale estimée».
Olivier Fouquet, président de la section des finances du Conseil d’Etat, a déclaré que cette exigence d’un écart de plus de 20 % pourrait bien devenir une «règle prétorienne non écrite de la jurisprudence du Conseil d’Etat» (cf. Et. Fisc. Intern., déc. 2009). Toutefois, cet arrêt a été rendu en matière d’évaluation de titres non cotés et il n’est pas certain que cette exigence d’un écart d’au moins 20 % soit transposable en matière d’évaluation d’immeubles.La jurisprudence récente laisse d’ailleurs penser le contraire. En effet, dans un arrêt Feray du 21 avril 2011, la cour administrative d’appel de Nantes a jugé qu’un écart de 12 % entre la valeur vénale retenue par l’Administration et le prix de cession d’un appartement était suffisamment significatif.
Il est vrai qu’en l’espèce la méthode d’évaluation de la valeur vénale utilisée par l’Administration était particulièrement précise dès lors qu’étaient pris comme éléments de comparaison des logements situés dans le même immeuble à des niveaux comparables et dont la vente était intervenue dans une période proche de la cession litigieuse. Toujours est-il que saisi d’un pourvoi contre cet arrêt, le Conseil d’Etat a refusé de l’admettre par une décision du 13 juin 2012, le rapporteur public indiquant que le juge de cassation ne devait pas exercer un contrôle de qualification juridique sur le caractère significatif de l’écart mais laisser cette appréciation au pouvoir souverain des juges du fond. Ainsi, en l’état actuel de la jurisprudence, la notion d’écart significatif est un argument qui doit être manié avec une certaine précaution en matière d’évaluation immobilière. Le contribuable prudent tentera d’éviter l’éventuelle critique de l’Administration en soignant les conditions de valorisation de son bien immobilier, le cas échéant en faisant appel à un expert.