Souvent considéré comme un droit fondamental de l’associé, le droit de vote peut pourtant faire l’objet de multiples aménagements qui ont d’ailleurs vocation à se renforcer à l’avenir, via notamment l’adoption de la loi PACTE1. Toutes ces brèches conduisent à s’interroger sur le degré de liberté dont disposent les praticiens pour aménager, suspendre, supprimer, voire transférer, le droit de vote.
Par Christophe Lefaillet, avocat associé en corporate/fusions & acquisitions et en fiscalité (droits d’enregistrement et IFI). Il intervient particulièrement dans les opérations de fusion-acquisition du secteur immobilier. christophe.lefaillet@cms-fl.com et Benoît Gomel, avocat en corporate/fusions & acquisitions. Il intervient dans le cadre d’opérations de fusion-acquisition de sociétés, de capital-investissement, de restructurations et de private equity. benoit.gomel@cms-fl.com
Le droit de vote revêt, dans l’esprit de beaucoup, un caractère quasi sacré qui conduit à ce qu’il soit largement perçu comme une des dernières citadelles imprenables du droit des sociétés. Cette belle image d’Epinal ne résiste toutefois pas à un examen attentif des textes et de la jurisprudence. Elle devrait par ailleurs se voir écorner un peu plus encore par les différents apports de la loi PACTE dont certaines dispositions clés traitent justement du droit de vote.
L’introduction en droit français des actions de préférence est venue ouvrir une brèche importante dans l’immutabilité du droit de vote. L’article L.228-11 du Code de commerce ouvre en effet la possibilité d’aménager ou de suspendre le droit de vote pour une durée déterminée ou déterminable (par exemple, pour la durée de la société qui est déterminée2), voire de tout simplement le supprimer. Il prévoit cependant que les actions de préférence privées du droit de vote ne peuvent représenter plus de la moitié du capital social, ce plafond étant réduit à un quart dans les sociétés dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé. Par prudence, il est recommandé de décompter, pour la détermination du franchissement de ces plafonds, les actions dont le droit de vote est substantiellement aménagé (suspension même temporaire du droit de vote)3.
Peuvent alors être créées des actions de préférence dont le droit de vote est limité à un certain nombre de décisions, de suspendre ce dernier pendant une durée déterminée ou d’exiger une certaine durée de détention par un porteur avant l’activation (progressive ou non) du droit de vote (clause de stage).
La liberté d’aménager le droit de vote trouve néanmoins un certain nombre de limites comme l’impossibilité d’octroyer à un associé un droit de veto général4 ou l’impossibilité de créer des actions de préférence assorties d’un droit de vote multiple (sauf droit de vote double).
Ces limites doivent être relativisées dans le contexte d’une société par actions simplifiée (SAS) et de la très forte liberté contractuelle qu’elle offre. Ainsi, rien ne semble empêcher une SAS d’émettre une action de préférence octroyant à son porteur un droit de veto sur l’ensemble des décisions soumises à la collectivité des associés. La question de l’émission d’actions de préférence assorties de droits de vote multiples dans les SAS fait quant à elle l’objet d’une controverse ancienne. Certains voient en effet, dans le renvoi direct fait par l’article L.228-11 du Code de commerce aux articles L.225-10 et L.225-122 à L.225-125 du même code, une limite intrinsèque au régime des actions de préférence qui ne pourraient dès lors se voir doter de droits de vote multiples5. D’autres considèrent que l’article L.227-1 du Code de commerce, qui écarte ces articles du régime de la SAS, doit avoir la préséance, ces derniers n’étant ainsi pas applicables à l’émission d’actions de préférence par une SAS6. La pratique s’est au fil du temps largement rangée dans les rangs de cette seconde interprétation. La loi PACTE vient opportunément mettre fin à ce vieux débat en prévoyant d’expressément ouvrir aux sociétés dont les titres ne sont pas admis aux négociations sur un marché réglementé la possibilité d’émettre des actions de préférence assorties de droits de vote multiples.
Il en résulte que des actions à droit de vote multiple pourront être émises même par des sociétés anonymes (SA). Faut-il y voir un potentiel retour en grâce des SA ? Cela n’est pas certain compte tenu des très fortes contraintes de fonctionnement que présente ce type de société et du fait que la SAS reste plus performante sur les questions de transferts de titres.
Outre le régime particulier des actions de préférence, la liberté contractuelle offerte aux rédacteurs de statuts de sociétés civiles et de SAS permet depuis longtemps de créer des actions dotées de droits de vote multiples dans ces formes sociales (en suivant la procédure des avantages particuliers s’agissant des SAS). De même, le droit des sociétés permet l’instauration de droits de vote doubles y compris dans la très règlementée SA.
A ce stade, on ne peut que constater qu’il existe de nombreuses brèches dans le sacro-saint droit de vote ; mais peut-on aller jusqu’à en envisager la cession (même temporaire) ?
La question mérite d’être posée et il semble bien que les fondements de la sacralité du droit de vote soient plus friables qu’il n’y parait de prime abord. L’article 1844 du Code civil, qui pose le principe selon lequel tout associé a le droit de participer aux décisions collectives, ne peut plus aujourd’hui être lu comme sacralisant le droit de vote, ce dernier n’étant, comme l’écrit le professeur Myriam Roussille «qu’une modalité d’exercice des droits réels du titulaire sur ses parts ou actions. Il n’est pas en tant que tel, et à lui seul, "un droit fondamental"»7. Ce constat sans appel se déduit notamment du règlement de la répartition des droits de vote entre nu propriétaire et usufruitier dans le contexte d’un démembrement de titres. Si seul l’un des deux exerce le droit de vote, les deux peuvent bien participer aux assemblées. Ainsi, le sens de l’article 1844 du Code civil est bien d’assoir le droit de participer aux assemblées, mais pas nécessairement celui d’y voter8.
Il semble par ailleurs qu’il existe aujourd’hui des méthodes permettant des transferts qui s’apparentent largement à une cession de facto du droit de vote. C’est le cas avec le démembrement de propriété, les statuts pouvant déroger au principe de répartition du droit de vote entre usufruitier et nu propriétaire fixé par la loi (article 1844 du Code civil). C’est aussi le cas dans le cadre d’une convention de portage, le donneur d’ordre pouvant conserver le pouvoir de guider le porteur dans l’exercice du droit de vote. Certes le porteur conserve la liberté de ne pas suivre les demandes du donneur d’ordre mais il engage alors sa responsabilité envers lui.
Dès lors, force est de s’interroger sur la solidité des dernières réticences doctrinales à la liberté d’aménager et/ou de transférer le droit de vote. En effet, sur le fondement du constat que le droit de vote ne peut plus être considéré comme un droit fondamental de l’associé, ne peut-on envisager d’émettre des actions de préférence octroyant à leur porteur des droits de vote traçants dans des filiales de l’émettrice ou même une pure et simple cession temporaire du droit de vote ?
1. Plan pour la croissance et la transformation des entreprises.
2. Mémento Sociétés commerciales 2019, n° 67781.
3. A. Couret, H. Le Nabasque, «Valeurs mobilières – Augmentation de Capital», Ed. F. Lefebvre 2004, n° 535.
4. CJ ANSA, 5 janv. 2005, n° 05-002.
5. G. de Ternay, «SAS et actions de préférence : modus operandi», JCP E 2005, n° 14, p. 617 ; P. Le Cannu, «Sur les actions de préférence dans les SAS», BJS nov. 2006, n° 11, p. 1311.
6. M. Germain, «Sociétés par actions simplifiées», Synthèse JCl. 1260, n° 33 ; Mémento sociétés commerciales 2019, n° 60142 ; Dictionnaire Permanent Droit des Affaires – Assemblées d’actionnaires, fév. 2019, n° 96.
7. M. Roussille, «Le droit de vote de l’associé, droit fondamental ?» in Dossier «Le droit de vote», Droit des sociétés 2014, n° 15, p 9.
8. J. J. Daigre, «Le droit de vote est-il encore un attribut essentiel de l’associé ?», JCP E 1996, étude 575 : «Aussi peut-on légitimement considérer aujourd’hui que le droit de vote n’est plus un attribut essentiel, seul le droit de participer aux décisions collectives ayant ce caractère».