Lors des contrôles fiscaux, jusqu’à récemment, les discussions avec l’administration fiscale française se concentraient souvent sur l’analyse de la performance financière de l’une des entreprises associées à une transaction intragroupe (la «partie testée»), celle dont le profil fonctionnel est le plus simple, et qui lui donne généralement droit à une rémunération garantie (dite de routine).
Par Thierry Louzier, PwC Société d’Avocats, et Laura Chatel, PwC Société d’Avocats
Dans le cadre de cette approche, l’administration fiscale pouvait, en s’appuyant sur une remise en cause de l’étude de comparables présentée par la société, contester le taux de marge laissé à l’entité testée, par exemple, s’il était inférieur au premier quartile de l’intervalle retenu, et l’ajustait généralement à la médiane.
Néanmoins, on constate une tendance nouvelle. D’une part, l’administration fiscale s’éloigne de plus en plus souvent d’une application mécanique d’un redressement à la médiane. D’autre part, l’administration fiscale n’hésite plus à contester le profil fonctionnel des entreprises vérifiées (ou les sociétés associées) tel que présenté par le contribuable. En conséquence de quoi les rehaussements peuvent devenir significativement plus importants que par le passé.
Cette évolution se trouve confortée par les récents travaux de l’OCDE dans le cadre du projet BEPS. Afin de lutter contre l’érosion des bases fiscales, et avec l’objectif d’imposer les bénéfices là où la valeur est créée, l’OCDE a de facto donné de nouveaux arguments et outils permettant à l’administration fiscale de faire évoluer ses méthodes d’appréhension des bénéfices taxables. L’administration fiscale va ainsi beaucoup plus loin dans ses analyses. Elle cherche plus souvent que par le passé à apprécier de façon très précise la substance des entités composant le groupe, la réalité économique des opérations et des fonctions exercées (e.g. présence de salariés, description de leur poste, capacité effective d’exercer les fonctions attribuées à une entité, etc.), en recoupant au maximum les informations à sa disposition (rapports annuels, publications, articles, réseaux sociaux etc.). L’administration fiscale cherche en outre à reconstituer la chaîne de valeur du groupe et le rôle du contribuable français dans la création de valeur ; elle cherche en outre, de plus en plus souvent, à vérifier la réalité du profil fonctionnel des sociétés liées étrangères, via la mise en œuvre de demandes d’assistance administrative prévues par les conventions fiscales bilatérales. Par ces démarches, l’administration fiscale cherche avant tout à s’assurer que la rémunération allouée au contribuable français est suffisante.
Notre expérience récente de contrôles fiscaux illustre clairement cette tendance.
A titre d’exemple, une société française membre d’un groupe international est rémunérée pour des activités de prestation de services et de vente de produits. Elle est considérée par le groupe comme agissant en sous-traitance pour les sociétés de commercialisation implantées dans le monde entier et est rémunérée, à ce titre, par une marge sur coûts (méthode «cost plus»), le profit résiduel étant attribué aux entités qui vendent les produits sur leurs marchés. Sur la base d’une analyse de la chaîne de valeur et des fonctions exercées par les salariés de la société française, l’administration fiscale a remis en cause la caractérisation fonctionnelle des entités concernées, pourtant acceptée lors de tous les précédents contrôles fiscaux effectués, considérant que les entités de commercialisation n’avaient en fait que des fonctions de distribution de routine, et que les fonctions les plus importantes et stratégiques étaient réalisées par la société française. Elle s’est notamment appuyée sur les profils publiés par les salariés sur les réseaux sociaux professionnels, pour juger que les principaux salariés de la société française participaient activement aux prises de décisions stratégiques dans le groupe, et que le rôle de la société allait bien au-delà de celui de simple prestataire de services et fournisseur de produits qui aurait agi en sous-traitance pour les sociétés agissant comme entrepreneurs sur leurs marchés. En contestant le profil fonctionnel de la société française, l’administration fiscale a considéré que tout le profit résiduel généré par l’activité en question aurait dû être perçu par la société française, avec à la clé un redressement fiscal majeur.
La caractérisation fonctionnelle d’une entité et a fortiori la quantification de sa contribution à la chaîne de valeur au sein d’un groupe sont des exercices qui laisseront toujours une grande place à la subjectivité et à la discussion. Il est donc nécessaire d’anticiper au mieux les possibles objections de l’administration fiscale.
Ainsi, la simple préparation d’une documentation, même si elle répond aux nouveaux éléments requis aux termes du nouvel article L. 13 AA du LPF qui ont alourdi son formalisme (e.g. la répartition des responsabilités, réalité de la substance des entités concernées et réconciliation des comptes financiers), n’est donc pas suffisante.
Il faut désormais être prêt à démontrer la cohérence entre les fonctions décrites, la réalité opérationnelle et la rémunération accordée aux différentes entités impliquées, en intégrant le fait que l’administration fiscale saura exploiter à son profit tout élément mettant à mal cette cohérence, par exemple les profils professionnels présentés par les salariés sur les réseaux sociaux type LinkedIn. Si des éléments de faiblesse ressortent d’une analyse préalable menée par l’entreprise pour préparer un contrôle fiscal à venir, au moins lui sera-t-il possible de réfléchir à des stratégies de défense.
En outre, il est clairement recommandable de préparer une analyse de la chaîne de valeur (ou value chain analysis en anglais, «VCA»), dans l’élaboration d’une stratégie de défense de la structure des prix de transfert du groupe de sociétés permettant de présenter à l’administration fiscale des arguments supportant le niveau de rémunération octroyé à l’entité contrôlée au regard de sa contribution à la chaîne de valeur au sein du groupe. Il convient à cet égard de noter que dans certains pays, la VCA constitue d’ores et déjà une documentation obligatoire (e.g. Chine)1.
Enfin, en cas de désaccord persistant avec l’administration fiscale, ces analyses complémentaires pourront être utilement exploitées face au juge, dans un contexte où les tribunaux restent très vigilants sur le respect de la charge de la preuve qui incombe, sauf cas particulier, à l’administration fiscale.
1. Public Notice on Matters Regarding Refining the Reporting of Related Party Transactions and Administration of Transfer Pricing (TP) Documentation (Public Notice of the State Administration of Taxation [2016] 42 («Notice 42»)), publiée par la China State Administration of Taxation (SAT) le 29 juin 2016.