Le secrétariat du Cadre inclusif sur le BEPS de l’OCDE et du G20 a proposé, dans un document de consultation publique dévoilé le 9 octobre dernier, une «approche unifiée» visant à accorder aux juridictions de marché (c’est-à-dire aux Etats où se situent les consommateurs) le droit d’imposer une part accrue des profits des entreprises multinationales.
Par Florent Richard, avocat associé, PwC Société d’Avocats
L’approche unifiée traduit la volonté de consensus affichée par l’OCDE dans le cadre de ses travaux visant à redéfinir la répartition des droits d’imposition (Pilier 1) afin de répondre aux défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie. Toutefois, l’approche unifiée rendue publique le 9 octobre ne vise pas les seuls acteurs de l’économie digitale, mais a vocation à s’appliquer à l’ensemble des multinationales engagées dans des activités à destination des consommateurs (B-to-C).
Si la proposition reste à ce jour entourée de très nombreuses incertitudes techniques, l’objectif poursuivi semble toutefois clair : d’une part créer un nouveau droit d’imposer pour les juridictions de marché dans lesquelles les groupes multinationaux ne disposent pas de présence taxable, et d’autre part mettre en œuvre de nouvelles règles pour déterminer les bénéfices attribuables aux opérations de commercialisation réalisées (via une présence taxable) dans les juridictions de marché.
Concrètement, les ventes aux consommateurs (en direct ou via un intermédiaire) réalisées par les groupes multinationaux pourraient donner lieu à l’imposition, dans les juridictions de marché, d’un ou plusieurs des trois montants suivants.
Montant A : une part du profit résiduel «présumé» du groupe (déterminé comme la différence entre le profit consolidé réel et un niveau «présumé» de profit routinier) serait répartie entre les juridictions de marché, que le groupe y ait ou non une présence taxable au sens des règles et conventions actuelles.
Montant B : le résultat imposable localement, au titre des fonctions de distribution de «routine» assumées dans les juridictions de marché via une présence physique, serait calculé de manière simplifiée en appliquant aux ventes locales un pourcentage fixe, prédéterminé.
Montant C : en cas de fonctions locales de commercialisation allant au-delà des fonctions de routine de base, le résultat imposable dans la juridiction de marché continuerait d’être déterminé selon les règles de prix de transfert classiques.
Toutes les juridictions de marché seraient amenées à taxer le montant A (sous réserve d’un niveau minimum de ventes dans l’Etat considéré). En cas de présence physique dans une juridiction, celle-ci imposerait le montant B ou le montant C, en sus du montant A. Des mécanismes contraignants de règlement des différends entre Etats, tels que l’arbitrage, sont envisagés pour accompagner la mise en œuvre de cette approche unifiée.
A la lecture de ces nouveaux mécanismes, un commentaire revient avec insistance : l’approche unifiée constituerait une entorse majeure au principe de pleine concurrence. Les défenseurs du principe de pleine concurrence dans sa forme la plus pure pointent du doigt le montant A, décrié pour deux raisons principales : (i) l’allocation aux juridictions de marché d’une part du profit résiduel du groupe est réalisée indépendamment de toute analyse de la chaîne de valeur ; (ii) le montant ainsi alloué est déterminé sur la base d’une formule mathématique préétablie. En réalité, l’analyse de la chaîne de valeur n’est pas abandonnée. L’OCDE tente même de la compléter en ajoutant aux maillons traditionnels de la chaîne (R&D, production, marketing, distribution, etc.) un maillon ultime : l’action du consommateur, ou l’interaction entre l’entreprise et le consommateur. Le montant A consiste à approcher la valeur attribuable à ce dernier maillon (indiscutable dans l’économie digitale, certes moins évidente dans les modèles d’affaires plus traditionnels). Pour estimer cette valeur, l’OCDE propose de partager entre les juridictions de marché (au prorata des ventes réalisées dans celles-ci) une partie du bénéfice résiduel présumé. Si les paramètres techniques (notamment les modalités de détermination du bénéfice résiduel présumé) restent à ce jour inconnus, la démarche est finalement très proche d’une méthode de prix de transfert classique : le partage de bénéfice résiduel.
Autre source d’inquiétude : le montant B rémunérant les activités de distribution de routine serait calculé sur la base d’un pourcentage de profitabilité prédéterminé, alors qu’aujourd’hui le résultat taxable de nombreuses filiales de commercialisation est calculé par référence aux marges nettes dégagées par des distributeurs comparables indépendants, identifiés via des études de comparables spécifiques. Si l’OCDE propose des niveaux de rentabilité propres à chaque secteur d’activité (voire à chaque grande zone géographique), le principe de pleine concurrence sera en grande partie préservé, et les groupes pourraient même y trouver une nouvelle source de sécurisation de leur politique de prix de transfert. D’autant que les études de comparables sont loin de constituer une science exacte, l’obligation de sélectionner des sociétés indépendantes se faisant souvent au détriment du respect des critères de comparabilité. Rappelons également qu’aujourd’hui, entreprises et administrations fiscales s’accordent pour appliquer une marge sur coûts de 5 % (ou proche de 5 %) pour rémunérer les prestations intragroupes de services support, sans qu’il soit besoin de se référer à des études de comparables. Avec le montant B, l’OCDE propose finalement d’étendre cette approche aux activités de distribution de routine. Et pour les fonctions de commercialisation plus complexes, il sera toujours possible d’opter pour le montant C qui, pour sa part, continuera de refléter fidèlement le principe de pleine concurrence tel qu’on le connaît jusqu’à maintenant.
En synthèse, avec le Pilier 1, l’OCDE semble manifester son intention de tracer une voie intermédiaire entre, d’une part, la préservation à l’identique des méthodes classiques (lesquelles ont montré leurs limites dans un certain nombre de domaines tels celui de l’économie numérique), et d’autre part la mise en œuvre de méthodes plus radicales d’allocation forfaitaire des bénéfices consolidés des groupes (lesquelles s’éloigneraient profondément de l’analyse de la chaîne de valeur). Le succès de cette troisième voie, aussi raisonnable qu’elle puisse paraître, dépendra toutefois de la capacité de l’OCDE à proposer des modalités de mise en œuvre suffisamment simples et sécurisantes (notamment en termes de champ d’application et de modalités de calcul). En cas de trop grande complexité, les méthodes plus radicales d’allocation forfaitaire risqueraient de refaire surface et d’être présentées comme la dernière alternative possible. L’enjeu est immense : le Pilier 1 devra être suffisamment solide pour éviter tout effondrement du principe de pleine concurrence !