La lettre gestion des groupes internationaux

Décembre 2019

Piaggio France SAS : à qui appartient la clientèle ?

Publié le 13 décembre 2019 à 16h05

Stéphane Celoudou, PwC Société d’Avocats

Lorsque la clientèle se fait la belle en Vespa au pays de la dolce vita, le fisc réclame l’impôt à la sortie.

Par Stéphane Celoudou, avocat, PwC Société d’Avocats

Le Conseil d’Etat (CE) a récemment rendu une décision aboutissant à confirmer un transfert de bénéfices à l’étranger sous la forme d’une cession de clientèle lors de la transformation d’un distributeur exclusif en agent commercial1.

La société Piaggio France exerçait depuis 30 ans une activité de distribution exclusive des produits de sa mère italienne, Piaggio et C. Spa, avant d’être transformée en agent.

Dans le cadre de son activité de distributeur, elle avait créé et animé par ses propres moyens un vaste réseau de concessionnaires locaux s’appuyant pour ce faire sur (i) ses propres moyens corporels et incorporels dont le droit d’exploitation de la marque détenue juridiquement par sa mère, (ii) une réelle autonomie commerciale dans la sélection des modèles, la fixation des prix de revente, le volume de commandes sous réserve de plafonds fixés par la mère, la gestion du service après-vente et des garanties contractuelles et (iii) en supportant les risques inhérents à son activité (notamment de stocks et commerciaux).

L’administration a vu dans cette conversion un transfert de clientèle à l’étranger en conséquence duquel elle a effectué un redressement des bases imposables du distributeur à hauteur de l’indemnité de cession qu’elle aurait dû percevoir, évaluée à près de 8 millions d’euros, et a soumis cette indemnité à la retenue à la source de l’article 119 bis du CGI en tant que revenu occulte.

La cour administrative d’appel (CAA) de Versailles2– sur conclusions contraires de son rapporteur public – avait de son côté considéré que «la clientèle constituée par le distributeur français pour l’exploitation de la marque italienne ne peut être que regardée comme attachée exclusivement à cette marque», Piaggio France n’ayant dès lors pas de clientèle propre à transférer lors de sa conversion.

Selon le CE, au contraire, Piaggio France avait créé sa propre clientèle constituée par le réseau de concessionnaires et le fonds correspondant, indépendamment de la notoriété de la marque dont pouvait jouir la marque Piaggio en France. Il a en conséquence fait droit à l’administration et renvoyé l’affaire devant la CAA pour inexacte qualification juridique des faits.

Cette décision, si elle affirme (1) la propriété légale d’un distributeur sur sa clientèle locale, sans égard à la notoriété de la marque, pose en creux la question de (2) la valorisation de cette clientèle locale par rapport à la marque.

La distributeur propriétaire de sa clientèle, nonobstant la notoriété de la marque

Pour qu’un distributeur soit titulaire d’une clientèle et du fonds de commerce auquel elle est attachée, encore faut-il qu’elle soit (i) réelle et (ii) personnelle. Dans la présente affaire, seule cette seconde condition faisait débat, nul ne contestant que l’animation d’un réseau de 432 concessionnaires constituait une clientèle réelle.

La titularité de la clientèle d’un distributeur relève de prime abord du droit de la distribution et c’est avec circonspection que le juge administratif, lorsqu’il a à en connaître, aborde la matière à l’aune de la jurisprudence de la Cour de cassation (CC). Cette dernière n’a pas plus que la loi pris le soin de donner une définition générale permettant d’identifier la propriété d’une clientèle au regard de critères intrinsèques.

En effet, l’omniprésence de la clientèle, indissociable de la caractérisation d’un fonds de commerce, contraste avec ce que l’on perçoit d’elle qui se résume, pour l’essentiel, aux ventes passées et non à son existence présente, voire en un courant d’affaires, notion aux contours tout aussi évanescents que la notion de clientèle elle-même.

C’est ainsi que la jurisprudence commerciale a longtemps dénié la titularité d’une clientèle à un distributeur intégré exploitant la marque notoire d’un fournisseur. Un peu de lumière est cependant venu de la CC dans un arrêt Trévisan3, en matière de baux commerciaux, concernant un franchisé (étendu ensuite au concessionnaire) dans lequel trois conditions ont été dégagées pour cette titularité du distributeur qui :

– doit agir pour son propre compte (i.e. ne pas être un agent qui agit «au nom de») ;

– avoir une réelle autonomie commerciale ; et

– supporter les risques inhérents à son activité.

En une tentative de synthèse, le distributeur doit être le maître chez lui et donc exercer son activité comme un véritable «entrepreneur» pour que lui soit reconnue la titularité d’une clientèle.

La clientèle est ici plus subsumée que caractérisée en se concentrant sur la réunion d’éléments qui lui sont extrinsèques, au premier rang desquels figurent les moyens matériels d’exploitation du fonds, la propriété ou disposition d’autres éléments incorporels, ainsi que le contrôle des principaux risques de son activité.

On se souvient dans une autre affaire, Sopebsa, que la CAA de Paris4 avait elle aussi confirmé l’existence d’une clientèle propre d’un acheteur-revendeur mais ne s’était pas prononcée sur le rôle de la marque du fournisseur5.

De son côté, le CE avait déjà connu d’un précédent6 à propos d’un réseau de coiffure à domicile d’une marque peu connue auquel il a fait application de la jurisprudence précitée des franchisés. Il n’était pourtant pas certain que ce dernier accepte d’étendre ce raisonnement à tout distributeur exclusif, nonobstant la notoriété de la marque qu’il exploite (Piaggio France exploitait une clientèle B2B et non B2C comme dans le cas d’une franchise ou d’une concession).

C’est désormais chose faite, le CE confirmant que la conversion d’un distributeur de plein exercice en agent devrait donner lieu à la cession imposable d’un actif consistant en sa clientèle locale au profit de son fournisseur, tout au moins si ce dernier en reprend l’exploitation commerciale.

Les principales implications suivantes découleront, à notre avis, de cette décision, quand il s’agira d’évaluer les conséquences d’une conversion d’un distributeur en agent :

– la grille de lecture dégagée par le CE devrait valoir pour tous les distributeurs exclusifs ;

– la clientèle ne devrait pas être attachée à la marque sauf, pour le distributeur, à ne pas avoir développé la clientèle comme un entrepreneur ;

– la titularité de la clientèle se définirait par les moyens matériels mis en œuvre pour la créer/la développer en cas d’acquisition ; la propriété des actifs incorporels, comme la marque, ne serait pas requise si pendant la durée du contrat de distribution le distributeur dispose d’un droit d’exploitation ;

– cette même analyse devrait prévaloir pour l’application du droit d’enregistrement de 5 % des cessions de fonds de commerce/clientèle à une réorganisation, sous réserve que la CC, compétente en la matière, ne désavoue pas le CE en appréciant différemment les conséquences de sa jurisprudence Trévisan.

La valeur de la clientèle locale inversement corrélée à celle de la marque

Par opposition à la clientèle locale du distributeur, la jurisprudence identifie une clientèle nationale attachée à la marque qui serait constituée des clients de son réseau de distribution se tournant vers ce dernier en raison de la marque.

La nature de cette clientèle nationale fait débat en doctrine : (i) un courant majoritaire consacre une vision moniste de la clientèle dans laquelle la clientèle nationale n’a pas d’existence juridique et ne correspondrait qu’à une potentialité de clientèle (du moins à défaut d’une exploitation directe) et non à un actif du fonds, et (ii) l’autre, minoritaire, selon lequel existeraient juridiquement deux clientèles, l’une locale et l’autre nationale faisant partie du fonds du propriétaire de la marque.

Si l’on admet avec la doctrine majoritaire que le propriétaire de la marque n’a pas dans son patrimoine la propriété d’une clientèle nationale à défaut de l’exploiter à ses risques (du moins tant que le contrat de distribution perdure ; la reprise ou captation de la clientèle du distributeur après la rupture du contrat se trouvant facilitée d’autant par la notoriété de la marque), alors la question d’un attachement de la clientèle à la marque ne devrait conserver une utilité que dans la valorisation de la clientèle locale, notamment lors de sa cession ou lors du non-renouvellement du contrat, valeur qui devrait être inversement corrélée à l’attachement de la clientèle à la marque.

Au cas particulier, le transfert d’un actif consistant en la clientèle locale au fournisseur italien étant confirmé par le CE, le débat devrait devant la CAA de renvoi probablement se cristalliser sur le montant de l’indemnité ou l’existence d’une contrepartie à ce transfert. En d’autres termes, quelle est la valeur à attribuer respectivement à la clientèle et à la marque ?

A cet égard, l’analyse effectuée dans l’affaire Piaggio par l’administration et les juges quant au principe d’une indemnisation du distributeur semble pouvoir s’inscrire dans le prolongement des recommandations du chapitre IX des principes OCDE en matière de prix de transfert, selon lesquelles il y a lieu de rechercher (i) si la fin d’un contrat de distributeur entraîne pour ce dernier la perte de «quelque chose de valeur» comme un bien incorporel de commercialisation (telle une clientèle), ou (ii) à défaut, si des parties indépendantes dans une situation comparable auraient prévu le versement d’une indemnité à raison d’une obligation légale, contractuelle, d’un usage ou de circonstances particulières comme des investissements spécifiques.

Déterminer si un transfert de clientèle locale devrait toujours correspondre au transfert de «quelque chose de valeur» ou qu’une compensation de la perte de profits futurs actualisée devrait être due au distributeur à cette occasion n’a en soi rien d’une évidence.

L’OCDE préconise à cet égard d’apprécier la position respective des parties et les alternatives réalistes disponibles à la réorganisation qui s’offrent à chacune d’elles. Du point de vue du distributeur, il sera en général peu usuel que ce dernier ait pu, s’il avait été indépendant, disposer d’une meilleure alternative que d’accepter sa reconversion en agent, avec ou sans indemnité.

Le développement par un distributeur d’une clientèle est en effet conditionné au maintien du contrat de distribution, contrat dès l’origine précaire, dont la rupture relève, le plus souvent, de la seule décision du fournisseur titulaire de la marque (sous réserve d’un préavis raisonnable) qui, s’il avait été un tiers, n’aurait probablement pas dans des circonstances comparables consenti à indemniser le distributeur, d’autant plus que la notoriété de la marque lui permettrait de reconstituer rapidement un réseau de distribution à moindres frais, voire de capter le réseau existant.

Ces questions n’ont cependant pas été abordées par le CE qui n’en était pas saisi pour les besoins du litige, et le statut légal de cette clientèle nationale tout comme le quantum de l’indemnité de cession restent pour l’heure dans l’ombre. Nous attendrons donc l’éclairage de la CAA de renvoi sur ces sujets.

1. CE 4 octobre 2019 n° 418817, SAS Piaggio France.

2. CAA Versailles 30 janvier 2018 n° 15VE02906 et 16VE02158, SAS Piaggio France.

3. Cass. 3e civ., 27 mars 2002, n° 00-20.732, Cts Trévisan c/ Épx Basquet.

4. CAA Paris, 31 décembre 2012, n° 10PA00748, Sopebsa, pourvoi devant le CE non admis.

5. La CAA avait par suite confirmé que sa conversion en commissionnaire n’entraînait pas de transfert de clientèle dès lors qu’un commissionnaire contracte avec la clientèle (agissant «en son nom») à la différence d’un agent, comme au cas présent, simple mandataire (agissant en représentation «au nom de»).

6. CE, 17 février 2010, n° 311953, EURL Bosc Développement EURL Bosc Développement.


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