De prime abord, la fiscalité et la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) peuvent paraître constituer des domaines éloignés, voire antinomiques. Pourtant, ces derniers se rejoignent jusqu’à former ces dernières années les deux faces d’une même pièce.
Par Jean-Charles Benois, avocat associé. Il intervient tant en matière de fiscalité des entreprises et groupes de sociétés qu’en fiscalité des transactions et private equity.
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Et Johann Roc’h, avocat associé en fiscalité. Il intervient en matière de private equity dans les opérations de fi nancement et d’acquisition dans un contexte international. Il intervient également en matière de fi scalité des entreprises pour une clientèle de groupes internationaux.
Historiquement, l’enjeu portait surtout sur la manière dont l’entreprise pouvait contribuer volontairement à la RSE, avec l’instauration de mécanismes fiscaux incitatifs, telle la réduction d’impôts pour le mécénat. Mais l’évolution la plus marquante au cours de ces dernières années porte sur les différents instruments, internes ou internationaux, mis en place pour contraindre ou faciliter le paiement par les entreprises de leur « juste part » (fair share) d’impôts qui permettra, demain, de financer le développement durable de l’économie et de la société françaises.
RSE et nouvelles dispositions fiscales internes : transparence, carotte et bâton
Ces dernières années ont été marquées par deux grands mouvements en la matière, l’un guidé par une recherche de transparence des groupes dans la gestion de la dimension fiscale, l’autre par un besoin d’amélioration des rentrées budgétaires.
La fiscalité n’échappe ainsi pas à l’édiction de nouvelles règles visant à accroître la transparence des contribuables, voire à moraliser la société. Cela passe par de nouvelles obligations à la charge des groupes, comme par exemple la mise en place depuis 2016 d’un reporting pays par pays (le « CbCR »), précisant l’allocation par juridiction des bénéfices du groupe ainsi que de certains agrégats comptables et fiscaux (chiffre d’affaires intragroupe et avec entités tierces, bénéfice avant impôt, impôt dû et acquitté, etc.). Certes, si cette obligation ne vise pour l’heure que les groupes dont le chiffre d’affaires consolidé est au moins égal à 750 millions d’euros, avec une communication aux seules administrations fiscales, c’est sans compter le projet de CbCR public examiné au niveau européen et qui pourrait aboutir à ce que ces données deviennent, en partie, accessibles à tous. Une transparence à l’égard du plus grand nombre dont certaines sociétés cotées ont déjà eu un avant-goût, avec l’obligation d’indiquer annuellement depuis 2018 dans leur déclaration de performance extra-financière les conséquences pour ces groupes de leur activité en termes de lutte contre l’évasion fiscale. Encore faut-il s’entendre sur la notion d’« évasion fiscale », allègrement amalgamée par les décideurs et commentateurs avec celle de fraude fiscale, ou encore d’évitement fiscal.
Ce nouveau moralisme fiscal s’accompagne de la prise en compte de contraintes plus prosaïques avec la recherche de nouvelles rentrées budgétaires. Cela s’est notamment traduit par la transposition pour les entreprises du guichet de régularisation fiscale hier réservé aux personnes physiques via la mise en place du service de mise en conformité fiscale des entreprises (le « SMEC », 1). Le succès modéré de ce dispositif a conduit l’administration à émettre une nouvelle circulaire datée du 8 mars 2021, laquelle lève certaines incertitudes techniques (avec une extension du champ des anomalies régularisables, et la confirmation de la neutralité de la régularisation au regard de la transmission automatique des dossiers fiscaux au parquet), et organise davantage les échanges avec le Service (avec notamment la possibilité d’un échange anonyme avec ce dernier préalablement au dépôt du dossier de régularisation). D’autres procédures répondent au même objectif, comme par exemple l’extension des facultés de régularisation en cours de vérification de comptabilité ou la mise en place du partenariat fiscal entre les groupes et l’administration fiscale française. La contrepartie de ces nouvelles facilités en termes de régularisation et de prévisibilité de la norme fiscale réside dans les sanctions mises en place à l’encontre des récalcitrants, avec la transmission automatique des dossiers au parquet lorsque certaines conditions sont remplies, la création de nouvelles amendes (par exemple, jusqu’à 100 000 euros en cas de défaut de CbCR), mais également la mise en place d’un pilori fiscal avec la procédure du « name and shame », consistant dans la publication pendant maximum un an du nom et de l’activité de l’entreprise contrevenante sur le site de l’administration en cas d’infraction portant sur un montant de « droits fraudés » supérieur à 50 000 euros via le recours à des manœuvres frauduleuses (y inclus l’abus de droit).
RSE et réglementation internationale : de la coopération pour plus de rendement fiscal
S’adaptant aux pratiques des contribuables la norme fiscale intègre désormais également différents outils permettant de sécuriser autant que possible l’efficacité et le rendement des législations nationales, au travers d’une meilleure coopération entre administrations, pour un civisme fiscal renforcé.
D’une part, cette coopération s’est exprimée au niveau européen. Elle a pu procéder d’une contrainte librement consentie, comme par exemple au travers de la mise en place de l’obligation faite aux États membres, depuis le 1er janvier 2017, de procéder à l’échange automatique d’informations s’agissant des décisions fiscales anticipées en matière transfrontière et les accords préalables en matière de prix de transfert émis, modifiés ou renouvelés après le 31 décembre 2016 (i.e., la communication automatique des « rulings »). Elle s’est également invitée dans les pratiques entre administrations, avec par exemple les programmes de coopération européens Fiscalis. A cet égard, le dernier d’entre eux vise notamment à favoriser la mise en place de systèmes informatiques plus performants et mieux connectés entre les administrations fiscales, le partage de bonnes pratiques et le renforcement de la coopération entre les autorités fiscales.
Plus récemment encore, la transposition de la directive relative à la déclaration de dispositifs fiscaux transfrontières (dite « DAC 6 ») a traduit une étape supplémentaire, avec l’implication directe des contribuables mais aussi et surtout de leurs conseils, quitte à soulever des questions délicates - non tranchées à ce jour - de confidentialité et de respect des droits de la défense.
D’autre part, cette exigence d’une meilleure coopération est portée par l’OCDE, au travers notamment de la recherche d’une assistance administrative accrue entre Etats, laquelle a littéralement explosé depuis quelques années. La multiplication des échanges de renseignement entre Etats, ponctuée de quelques scandales fiscaux, a contribué au réel développement des recours pour assistance administrative. A cet égard, les délais de réponse des Etats sollicités sont semble-t-il devenus plus raisonnables que par le passé (s’agissant à tout le moins des Etats qui répondaient déjà) et le panel des Etats répondant effectivement aux demandes s’est par ailleurs élargi.
L’ensemble de ces démarches domestiques ou internationales répond au même objectif de transparence et de civisme fiscal, afin de réduire le coût lié à l’optimisation fiscale agressive, dans un contexte d’économies nationales lourdement endettées. Mais l’enfer reste pavé de bonnes intentions… En particulier, en voulant embrasser trop de comportements jugés contestables, certaines normes jettent le discrédit sur des groupes pourtant respectables. A titre d’exemple, une société peut devoir révéler une structuration fiscale au titre de DAC 6 sans que celle-ci n’implique le moindre avantage fiscal ; pourtant, certains de ses cocontractants (banquiers, assureurs, etc.) peuvent conditionner leurs services à l’absence de déclarations DAC 6 passées, en pensant parfois adopter un comportement éthique. Cette difficulté découle notamment d’une insuffisante définition des concepts utilisés (évasion, fraude, évitement, abus de droit, etc.), et d’une nécessaire clarification des objectifs poursuivis (financiers, éthiques, concurrentiels, autres). Une réflexion collective sur ces deux aspects serait probablement salutaire avant de définir de nouveaux outils, pour à la fois une meilleure efficacité et - peut-être - éviter l’avènement d’une société de la dénonciation et de l’opprobre. Enfin, la RSE « fiscale » de demain requerra probablement un effort de dépassement pour ne plus simplement se conformer à la norme mais engager une véritable responsabilisation des entreprises, vrai gage de la juste contribution à la charge de l’impôt, ainsi que cela ressort déjà des projets de réforme de la fiscalité internationale promus par l’OCDE.
1. Voir notamment « GAP ou pas GAP ? » : l’impact des nouvelles normes fiscales sur la rédaction des contrats de cession d’actions, par Jean-Charles BENOIS et Thomas LOUVEL, Lettre du Private Equity du 24 juin 2019.