A l’image de Rome, la construction prétorienne sur la déduction des pertes définitives étrangères ne se fera pas en un jour ! Par son célèbre arrêt Marks & Spencer1, la CJUE a précisé que l’impossibilité de déduction des pertes de filiales non-résidentes par une société mère est conforme au droit de l’Union européenne, y compris lorsque la législation litigieuse permet une telle déduction pour une filiale résidente.
Par Marien Seraille, PwC Société d’Avocats – Lyon
Toutefois, et c’est à ce titre qu’il doit sa célébrité, l’arrêt prévoit qu’une telle législation ne saurait, sans méconnaître la liberté d’établissement et de facto le droit de l’UE, interdire la déduction pour des pertes devenues définitivement inutilisables dans l’Etat membre de la filiale («pertes définitives»). Après quelques incertitudes, le juge européen n’a eu de cesse de consolider sa jurisprudence et encore récemment avec deux arrêts, Bevola et NN2.
Parallèlement et malgré une tendance européenne favorable, la décision du Conseil d’Etat sur le sujet n’incitait guère à l’enthousiasme. Alors qu’il était interrogé sur le traitement de pertes de filiales non-résidentes, la décision, éclairée par les conclusions de son rapporteur public, semblait implicitement fermer la voie à la déduction de ces pertes définitives en France3.
Or, nous indiquions il y a quelques mois dans ces mêmes colonnes4 que les dernières évolutions européennes, et notamment l’arrêt Bevola, nous semblaient marquer un tournant à même de chahuter la position française. De nouvelles décisions étaient à attendre !
Finalement, il n’aura fallu que six mois pour que le juge français se prononce de nouveau sur le sujet et pose une nouvelle pierre à l’édifice à l’occasion de l’affaire Groupe Lucien Barrière5. Dans cette affaire, le tribunal administratif de Montreuil a commencé par rappeler que les dispositions relatives à l’intégration fiscale permettent la consolidation des résultats des seules sociétés du groupe soumises à l’IS. Ce mécanisme permet ainsi la déduction des pertes de filiales intégrées, françaises, sans l’étendre aux pertes de filiales non-résidentes.
Face à cette restriction, le juge a franchi le pas. En se fondant sur pas moins de quatre arrêts de la CJUE, la juridiction a rappelé, classiquement, la possibilité de refuser la déduction des pertes d’une filiale étrangère avant de juger les dispositions de l’intégration fiscale contraires au droit de l’Union dans la mesure où cette interdiction est absolue et ne prévoit pas d’exception pour les pertes définitives. Ainsi, dans la lignée du courant jurisprudentiel Marks & Spencer, le jugement consacre le droit pour un groupe d’intégration fiscale de déduire de son résultat les pertes définitives d’une filiale européenne qui aurait pu être intégrée si elle avait été située en France.
Ce jugement, qui peut être salué pour son audace dans un contexte jurisprudentiel français très incertain, écarte ainsi les objections soulevées par le rapporteur public dans l’affaire Agapes. A cet égard, ce dernier considérait notamment dans ses conclusions que la déduction des pertes définitives se limitait aux seuls régimes dits de «cession de pertes», à l’image du régime de groupe anglais et non aux régimes de consolidation fiscale, tels que l’intégration fiscale. L’interdiction de la déduction des pertes définitives serait consubstantielle au régime de l’intégration fiscale.
Or, en 2018, la Cour a justement eu à se prononcer, dans ses arrêts Bevola et NN, sur l’articulation entre pertes définitives et régime d’intégration fiscale danois, proche du régime français. Sans évoquer de doutes sur une éventuelle incompatibilité entre intégration fiscale et pertes définitives, le juge européen a étendu la jurisprudence sur les pertes définitives à celles d’un établissement stable d’un groupe d’intégration fiscale. En reconnaissant la déduction des pertes définitives du résultat d’intégration fiscale, l’arrêt Bevola était annonciateur de turbulences et portait une première charge à l’argument du rapporteur public dans Agapes fondé sur l’incompatibilité «naturelle» entre intégration fiscale et déduction des pertes définitives de filiales étrangères.
Les arrêts portant sur des établissements stables, il restait encore au juge le soin d’élargir le droit de déduire des pertes définitives provenant de filiales non-résidentes sur le résultat du groupe intégré. Comme nous l’évoquions dans notre précédente tribune, l’extension de la jurisprudence européenne aux filiales étrangères dans un contexte d’intégration fiscale pourrait notamment puiser sa source dans la démonstration issue des conclusions de l’avocat général sous l’affaire Bevola qui tend à assimiler la situation d’un établissement stable non-résident à celle d’une filiale étrangère en matière de pertes définitives.
Insuffisant pour le rapporteur public dans l’affaire Groupe Lucien Barrière, ce dernier a justifié l’application de la jurisprudence des pertes définitives en se fondant sur la notion de capacité contributive du groupe. Après l’avoir présentée succinctement dans l’arrêt Bevola, le rapporteur public reprend plus largement l’arrêt NN, qui étend l’analyse de la capacité contributive aux bornes du groupe, et considère qu’il s’agit de l’élément «qui change la donne». Le rapporteur public en déduit que, peu importe la localisation de la filiale, la capacité contributive du groupe français est entamée de manière identique par la constatation d’une perte définitive. Cette comparabilité de situations a convaincu le rapporteur public d’admettre l’imputation des pertes définitives de filiales étrangères en France et de conclure à la non-conformité du régime de l’intégration fiscale.
Finalement, le jugement ne fera pas directement référence à la notion de capacité contributive évoquée par son rapporteur. Néanmoins, en se fondant sur quatre arrêts de la CJUE, dont Bevola et NN, il semble que le juge de Montreuil s’est laissé séduire par ces arguments. Attention toutefois : malgré ce premier signal envoyé, reste à savoir si la cour administrative d’appel de Versailles, le Conseil d’Etat, voire la CJUE, suivront la solution retenue.
La construction prend du temps… Alors que le gros œuvre n’est pas encore achevé, d’autres questions persistent. Prochainement, la CJUE devrait notamment être amenée à définir ou redéfinir la notion de pertes définitives. Dans deux jeux de conclusions récents, l’avocat général à la CJUE, Juliane Kokott, fermement opposée depuis toujours à la jurisprudence Marks & Spencer, a proposé de retenir une conception étroite des pertes définitives en les limitant aux seules pertes de l’exercice de liquidation ou du dernier exercice d’activité6 et non pas à l’ensemble des pertes définitivement inutilisables (i.e. le déficit fiscal cumulé à date de la liquidation) comme l’a retenu le jugement Groupe Lucien Barrière.
La reconnaissance de l’exception Marks & Spencer en France arriverait-elle le jour où les droits à imputation des pertes de la filiale étrangère seraient réduits à peau de chagrin ? Cela n’est pas certain compte tenu de la jurisprudence antérieure de la CJUE. Il nous semble en effet que cette conception étroite ne ferait pas sens notamment avec l’arrêt de principe Marks & Spencer qui qualifiait de pertes définitives celles «qui existent (…) au titre de l’exercice fiscal concerné par la demande de dégrèvement ainsi que des exercices fiscaux antérieurs».
En somme, si le jugement Groupe Lucien Barrière n’est qu’un premier acte, il ne clora pas ce vaste sujet. Il ouvre une perspective positive pour les contribuables et conforte leurs positions dans un contexte où les questions posées n’ont pas encore de réponses définitives. Il ne fait aucun doute que les prochaines décisions des juridictions françaises et de la juridiction européenne seront attendues avec impatience !
1. CJUE, 13 déc. 2005, C-446/03, Marks & Spencer.
2. CJUE, gde ch., 12 juin 2018, aff. C-650/16, A/S Bevola ; CJUE, 4 juill. 2018, C-28/17, NN.
3. CE, 9e et 10e ss-sect., 15 avril 2915, n° 368135, Sté Agapes.
4. M. Seraille, «L’utilisation des pertes fiscales définitives étrangères : à l’aube d’une ère nouvelle ?», Option Finance, Dossier Entreprise & Expertise, 17 septembre 2018.
5. TA Montreuil, 1ère ch,17 janv. 2019, n° 1707036, Groupe Lucien Barrière.
6. Conclusions de l’avocat général Kokott sous les affaires C-607/17, Memira Holding, d’une part, et C-608/17, Holmen, d’autre part, présentées le 10 janvier 2019.