La lettre gestion des groupes internationaux

Juin 2019

Notion de bénéficiaire effectif : la Cour de justice sème le trouble

Publié le 14 juin 2019 à 11h00    Mis à jour le 14 juin 2019 à 16h04

Renaud Jouffroy et Guilhem Calzas, PwC Société d’Avocats

La Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a rendu le 26 février 2019 deux arrêts qui marquent un développement majeur de la notion de bénéficiaire effectif. Ces arrêts auront des impacts significatifs sur les groupes internationaux dont l’actionnaire ultime est situé dans un Etat tiers.

Par Renaud Jouffroy, avocat associé, PwC Société d’Avocats et Guilhem Calzas, avocat,

PwC Société d’Avocats

La Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a rendu le 26 février 2019 deux arrêts qui marquent un développement majeur de la notion de bénéficiaire effectif. Ces arrêts auront des impacts significatifs sur les groupes internationaux dont l’actionnaire ultime est situé dans un Etat tiers.

Au cas particulier, des sociétés danoises ont effectué des paiements au profit d’une société située dans un autre Etat membre de l’Union européenne. Ces paiements ont ensuite été transférés, en tout ou partie, à un bénéficiaire ultime situé dans un Etat tiers. La Cour de justice devait se prononcer sur la possibilité d’obtenir dans ce cas une exonération de retenue à la source sur le fondement de la directive intérêts et redevances, d’une part, et de la directive mère-fille, d’autre part.

Si les arrêts apportent des précisions importantes sur la notion de bénéficiaire effectif et son utilisation comme critère de l’abus de droit (1), ils soulèvent également plusieurs questions complexes (2).

1. L’apport des arrêts

Les arrêts apportent des développements importants sur la notion de bénéficiaire effectif contenue dans la directive intérêts et redevances (1.1), ainsi que sur le recours au concept de bénéficiaire effectif comme indice d’abus de droit (1.2).

1.1. La notion de bénéficiaire effectif

L’article 1er, paragraphe 4, de la directive intérêts et redevances précise qu’une société n’est considérée comme bénéficiaire des intérêts ou des redevances que si elle les perçoit pour son compte propre et non comme représentant, par exemple comme administrateur fiduciaire ou signataire autorisé, d’une autre personne. La Cour quant à elle juge que la condition de bénéficiaire effectif à laquelle est soumise l’application de cette directive doit être interprétée comme désignant une entité qui bénéficie réellement des intérêts qui lui sont versés «sur le plan économique» et qui dispose dès lors du pouvoir d’en déterminer librement l’affectation.

La Cour relève que cette directive s’inspire de l’article 11 du modèle de convention fiscale de l’OCDE de 1996. Dès lors, la Cour juge que la notion de bénéficiaire effectif qui figure dans les conventions bilatérales fondées sur ce modèle, ainsi que les commentaires y afférents, sont pertinents pour l’interprétation de cette directive. Cette position diverge de celle retenue dans les conclusions de l’avocat général Kokott.

La Cour retient ainsi une approche économique et non pas juridique de la notion de bénéficiaire effectif, qui est susceptible de soulever d’importantes difficultés en pratique pour les financements en chaîne, notamment les financements miroirs, dans l’hypothèse où le prêteur ultime réside hors de l’Union européenne.

1.2. Le recours à la notion de bénéficiaire effectif en matière d’abus

La Cour considère que le fait que des revenus ont été versés à une personne qui n’en est pas le bénéficiaire effectif constitue un indice d’abus. Cette analyse s’applique non seulement à la directive intérêts et redevances, mais également à la directive mère-fille, laquelle ne contient aucune condition explicite tenant au bénéficiaire effectif. Parmi les indices d’abus retenus figure notamment le fait qu’une entité ne joue qu’un rôle de société relais et qu’elle reverse les revenus peu de temps après leur perception à des entités qui ne bénéficient pas de la directive.

S’agissant de la charge de la preuve de l’abus, celle-ci incombe à l’administration fiscale. Toutefois, la Cour juge que dès lors que l’administration démontre qu’une personne n’est pas le bénéficiaire effectif d’un revenu, elle n’est pas tenue pour autant d’identifier l’entité qu’elle considère comme le bénéficiaire effectif. Sur ce point, la Cour diverge à nouveau des conclusions de l’avocat général Kokott.

2. Les questions soulevées par les arrêts

Les arrêts du 26 février invitent à s’interroger sur l’articulation du concept de bénéficiaire effectif en droit de l’Union européenne et en droit conventionnel (2.1). En outre, les arrêts soulèvent la question de l’application de la notion de bénéficiaire effectif comme une condition autonome de la directive mère-fille (2.2).

2.1. Vers une convergence du concept de bénéficiaire effectif ?

Comme indiqué ci-dessus, la Cour retient une approche économique de la notion de bénéficiaire effectif et ne se limite pas à une lecture strictement juridique du pouvoir de disposer des revenus en cause. Cette définition semble donc aller plus loin que la lecture «traditionnelle» des commentaires de l’OCDE selon laquelle une personne n’est pas considérée comme le bénéficiaire effectif d’un revenu (seulement) lorsqu’elle est tenue par une obligation légale ou contractuelle de le reverser à une autre personne.

Par ailleurs, la Cour juge que les commentaires de l’OCDE sont pertinents pour interpréter la notion de bénéficiaire effectif en droit de l’Union, sans toutefois les ériger en référentiel obligatoire. Compte tenu de ces éléments, l’appréciation de la notion de bénéficiaire effectif peut désormais évoluer vers une convergence entre droit de l’Union européenne et droit conventionnel. L’approche économique aux contours incertains pourrait donc conduire à une insécurité juridique dans les flux internationaux tant pour le bénéfice du droit de l’UE que pour celui des conventions fiscales.

2.2. Le bénéficiaire effectif comme condition autonome de la directive mère-fille ?

Dans son arrêt relatif à la directive mère-fille, la Cour énonce que lorsque le bénéficiaire effectif d’un paiement de dividendes est résident d’un Etat tiers, le refus d’exonération de retenue à la source n’est pas soumis à la constatation d’une fraude ou d’un abus de droit. La Cour considère en effet que les mécanismes d’élimination des doubles impositions n’ont pas vocation à s’appliquer lorsque le bénéficiaire effectif est établi hors de l’Union européenne, puisqu’une exonération de retenue à la source risquerait d’aboutir à ce que les dividendes ne soient pas imposés de manière effective dans l’Union.

Cet arrêt soulève ainsi la question de la potentielle application de la notion de bénéficiaire effectif indépendamment de toute référence à l’abus de droit, alors que le texte de la directive ne prévoit aucune condition tenant au bénéficiaire effectif. Si une telle interprétation était retenue, elle pourrait impacter de nombreux secteurs d’activité. Plus généralement, elle pose la question de l’interposition de structures pour des motifs autres que fiscaux – et ne conférant pas un avantage fiscal – mais qui, dans les faits, ne sauraient être considérées comme des bénéficiaires effectifs.

3. Conclusion

Les arrêts du 26 février 2019 apportent un certain nombre d’éclaircissements importants sur la définition du bénéficiaire effectif en droit de l’Union européenne et sur son utilisation comme indice d’abus. Ces arrêts conduisent à s’interroger sur les précautions à prendre en pratique pour éviter qu’une société holding intermédiaire ne se voie privée de la qualité de bénéficiaire effectif. Les groupes devront notamment s’assurer que les holdings intermédiaires sont dotées de moyens humains et matériels suffisants pour l’exercice de leurs activités et que les décisions relatives aux revenus sont prises au niveau de ces holdings. Enfin, le calendrier du reversement des sommes perçus en amont devra également faire l’objet d’une attention particulière.


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