En parallèle des mesures relatives à une nouvelle répartition du droit d’imposer les bénéfices (voir article «Le principe de pleine concurrence sous tension») le projet OCDE/G20 sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices élabore une nouvelle proposition globale de lutte contre le transfert de bénéfices vers des entités soumises à une imposition nulle ou très faible.
Par Renaud Jouffroy, avocat associé, PwC Société d’Avocats
Deux propositions de règles interdépendantes sont formulées : 1° une règle d’inclusion du revenu des entités contrôlées peu imposées et 2° une pénalisation des paiements peu imposés, sous forme de non-déduction ou de refus du bénéfice des conventions.
La France, l’Allemagne et les Pays-Bas se sont déclarés favorables à ces propositions.
1. Règle d’inclusion du revenu ou l’impôt minimum
1.1. Justifications de cette proposition
C’est l’intégralité du revenu étranger qui serait appréhendé au niveau de l’actionnaire.
Cette proposition, inspirée en partie de la réglementation américaine GILTI, semble partir du postulat que BEPS n’est pas allé assez loin, même avec les règles relatives au démantèlement des pratiques dommageables ou celles relatives aux CFC (Controlled Foreign Companies) rules.
«Elle part du principe qu’on ne peut tolérer qu’un faible niveau de substance puisse se traduire par une attribution d’un montant élevé de bénéfices fondés sur les risques et d’actifs incorporels à des entités d’un groupe faiblement imposées, voire pas du tout.» En d’autres termes les fondamentaux des prix de transfert, notamment les risques et les actifs, sont balayés ; à l’ère du numérique ils ne suffiraient pas ou plus à assurer une répartition équitable de l’imposition des revenus.
1.2. Description du mécanisme
Le seuil de contrôle direct ou indirect de l’entité devrait être significatif, le chiffre mentionné est 25 %.
Le montant du revenu à prendre en compte serait calculé en application des règles de droit interne de l’actionnaire (direct ou indirect) comme pour notre article 209B du CGI. Les actionnaires auraient droit à un crédit d’impôt pour tout impôt acquitté au titre du revenu taxé, qui serait calculé au niveau de chaque juridiction.
Cette taxation se surajouterait, dans des conditions à définir, aux règles CFC de type 209B.
La question est posée de savoir si la taxation devrait être au taux standard de l’actionnaire (33 1/3 % en France) ou à un taux minimum à définir (aucun chiffre n’est proposé à ce stade).
Aucune clause de sauvegarde générale n’est proposée pour l’instant, il est seulement indiqué que «cette règle n’aurait pas d’incidence sur les décisions de structuration ou de localisation motivées par des raisons économiques ou opérationnelles».
1.3. Enjeux et critiques de cette proposition
En se surajoutant aux CFC rules, elle aboutirait à renchérir le coût des activités à l’étranger des entreprises françaises, du moins quand celles-ci sont exercées dans des pays à fiscalité faible. Elles pourraient, du fait que le calcul du revenu est déterminé selon les règles de l’actionnaire, aboutir dans certains cas à taxer des activités pourtant taxées à un taux national supérieur au taux minimum.
L’articulation de ces règles pourrait s’avérer extrêmement complexe en pratique du fait de la nécessité de calculer en normes françaises tous les revenus des succursales et filiales étrangères, un peu comme dans le bénéfice mondial/consolidé, aujourd’hui disparu.
Cette proposition ne donne aucune précision sur les situations de pertes des entités étrangères.
D’un point de vue global, ces propositions portent dans une certaine mesure atteinte à la souveraineté des Etats mettant en place des politiques fiscales visant à attirer les investisseurs et pourraient inciter les groupes à migrer leur siège vers les Etats ayant un taux standard d’imposition faible, si du moins la solution du taux standard de l’actionnaire était retenue.
La question de la compatibilité avec les normes supérieures est également soulevée. En droit de l’UE, la proposition doit, pour être conforme, s’avérer non discriminatoire, ce qui implique naturellement qu’elle s’applique de la même façon aux entités contrôlées en France et qu’elle ne vise pas en fait principalement les entités étrangères car il s’agirait alors d’une discrimination indirecte ou déguisée sanctionnée par la CJUE. On observera à cet égard que la CJUE a rappelé dans ses récentes décisions que le faible niveau d’imposition dans un Etat ne pouvait à lui seul justifier des mesures pénalisantes dans un autre Etat.
2. Règles relatives aux paiements insuffisamment imposés
Deux règles différentes sont proposées : non-déduction des bases de l’IS d’une part et refus du bénéfice des conventions fiscales internationales d’autre part, quand le paiement considéré est insuffisamment taxé.
2.1. La non-déduction
Ces règles sont pensées comme complétant la règle d’inclusion précitée afin d’éviter les paiements entraînant une érosion de la base imposable. En d’autres termes, la règle d’inclusion vise les entreprises contrôlées (en aval) et la règle relative aux paiements insuffisamment taxés vise à se protéger des paiements en provenance de pays n’ayant pas adopté cette règle d’inclusion (en amont). Là aussi le sentiment serait que le plan BEPS n’est pas allé assez loin. L’objectif serait donc de limiter l’érosion des bases taxables et d’inciter les pays récalcitrants à adopter la règle d’inclusion.
Seraient couvertes les relations avec des entités liées dont le seuil pourrait être commun avec la règle du taux minimum, par exemple 25 %.
La mesure du taux minimum tiendrait compte de toutes impositions, notamment les retenues à la source, y compris celles entraînées par le refus du bénéfice des conventions. La mesure de ce taux minimum serait appréciée soit au niveau de chaque entité, soit au niveau de chaque transaction.
Le niveau de taxation du paiement serait apprécié de la manière la plus large pour neutraliser les interpositions de montages relais, ou «importés», vocabulaire faisant référence à celui utilisé pour les hybrides sur les «imported mistmatches», à savoir imposition à un niveau suffisant chez le créancier direct, mais qui à son niveau bénéficie d’un mécanisme qui de fait réduit l’imposition globale (utilisation d’un hybride chez le créancier, etc.).
Tout paiement serait visé quelle que soit sa nature, intérêt, redevance, prestation de services, achat de biens…
La non-déduction serait soit totale (comme dans la règle des intérêts insuffisamment taxés du 212 I b du CGI) soit partielle, c’est-à-dire à raison de l’insuffisance de taxation par rapport au taux minimum de référence, à l’image de la nouvelle règle française, issue de la loi de finances pour 2019, de non-déduction partielle des redevances taxées à moins de 25 % et versées à des entreprises situées dans des Etats ou territoires ayant adopté un régime déclaré dommageable par l’OCDE.
2.2. Mécanisme de refus partiel ou total du bénéfice des conventions
La liste des articles conventionnels qui seraient soumis à ce nouveau critère est large. Il y a sans surprise les revenus passifs : intérêts, redevances, mais également les gains en capital, les bénéfices des entreprises et les autres revenus. La question est posée pour les dividendes, sachant que dans la plupart des pays, des régimes d’exonération visant à éviter une double imposition économique sont en place.
De même, en termes de prix de transfert, il est proposé que les ajustements corrélatifs (procédure des autorités compétentes – MAP) soient fonction du niveau d’imposition effective dans l’Etat ayant procédé au redressement.
Ces limitations au bénéfice des conventions seraient cantonnées aux relations entre entreprises liées mais il est envisagé qu’elles soient étendues aux relations avec des tiers pour les intérêts, les redevances et les gains en capital.
Comme pour les hybrides et pour éviter un recoupement de ces dispositions pour un même revenu, des mécanismes seraient établis pour prévoir un ordre d’application de ces règles.
2.3. Enjeux et critiques de cette proposition
D’un point de vue français, sont déjà dans le champ de ce type de mesures (pour la non-déduction) les intérêts insuffisamment taxés et les redevances payées à des Etats ayant adopté des régimes déclarés dommageables par l’OCDE. On irait donc beaucoup plus loin i) dans la définition des paiements, et ii) dans la qualification des régimes visés. Les filiales françaises de groupes étrangers seraient particulièrement touchées. Les groupes français pourraient également en souffrir d’une part pour les redevances taxées à 10 % et d’autre part pour toute structure intermédiaire placée dans un territoire à fiscalité légère ou qui serait considéré comme tel au vu des règles de l’Etat source des paiements.
En matière conventionnelle, ces règles posent bien sûr la question de leur conformité avec les clauses de non-discrimination (d’où la nécessité de viser les paiements à des entités situées sur le même territoire) ou avec les clauses (plus rares) de la nation la plus favorisée, obligeant à traiter tous les Etats de la même manière. Sur le plan du droit de l’UE se pose également la question d’une discrimination indirecte ou déguisée si les paiements visés sont de fait des paiements à des entités situées dans un autre Etat membre.
Conclusion : on peut s’étonner de ces propositions alors que l’impact réel du plan BEPS n’a pas encore été mesuré. Les enjeux de ces dernières se dessinent à l’échelle de la planète et l’on peut déjà observer que les grands acteurs se positionnent plutôt favorablement à ces mesures. Elles risquent donc fort de ne pas faire partie des projets qualifiés de fantaisistes ou irréalisables, comme BEPS à ses débuts. Si de telles règles venaient à être adoptées, on ne peut qu’appeler de nos vœux des règles de simplification facilitant la vie des entreprises et la mise en place de mesures évitant toute double imposition.