L’OCDE a publié en février dernier un document soumis à consultation publique sur la façon dont l’économie digitale doit être traitée en matière de prix de transfert1.
Par Pierre Escaut, avocat associé, PwC Société d’Avocats
Même si les réflexions de l’OCDE ont pour point de départ l’économie digitale, il s’avère qu’elles ont un champ d’application potentiellement beaucoup plus large et pourraient amener, si elles étaient adoptées, à un changement radical dans la façon dont les prix de transfert sont aujourd’hui abordés.
1. Les propositions d’approche de l’OCDE
L’OCDE examine trois approches possibles pour répondre aux changements induits par la digitalisation.
La première, la «user participation proposal», s’appuie sur le fait que, pour certaines activités avec une forte dimension digitale, ce sont les utilisateurs qui créent de la valeur.
Cela concerne en particulier :
– les plateformes de «social media» : elles tirent leur valeur de leur réseau d’utilisateurs, qui génère de la donnée, et donne lieu à des publicités payantes ;
– les moteurs de recherche : leur contenu est là aussi enrichi par les utilisateurs, avec la possibilité de tirer des revenus de la publicité ;
– les «marketplaces» en ligne, dont le succès dépend notamment de la taille du réseau d’utilisateurs.
L’OCDE relève que l’application des règles actuelles en matière de prix de transfert aboutit à allouer peu de résultat imposable dans les Etats des utilisateurs.
Elle propose d’attribuer, par application de la méthode du partage du profit résiduel (après rémunération des fonctions de routine), une fraction du profit consolidé aux sociétés implantées dans ces marchés locaux, même en l’absence de présence physique. Cette fraction serait déterminée en fonction de la valeur créée par les utilisateurs.
La seconde repose sur la reconnaissance d’actifs incorporels marketing, avec une application non limitée aux activités à forte dimension digitale mentionnées plus haut ; toutes les industries seraient susceptibles d’être concernées.
Ces actifs incorporels marketing sont considérés comme étant créés à partir du marché local, en influant sur la perception des marques par les clients, en générant des données relatives aux clients, et en développant la clientèle.
Les règles actuelles ne prennent pas en compte, d’après l’OCDE, la valeur de ces actifs locaux, puisque les filiales de distribution aux fonctions et risques limités (notion de «limited risk distributor» ou LRD) ne perçoivent que des marges réduites, et qu’il est même possible de générer avec les nouveaux moyens digitaux des revenus à distance sans avoir une présence locale taxable. L’OCDE propose de remédier à cette situation en allouant des résultats imposables plus élevés aux marchés où sont générés ces actifs locaux, même sans intervention significative de l’entité locale. Là encore, la méthode du partage du profit résiduel (après rémunération des fonctions de routine et de la technologie) pourrait être appliquée.
La troisième s’appuie sur la notion de présence économique significative («significant economic presence»), via une base de consommateurs locaux importante permettant de générer de la donnée, mais aussi au travers, sur le marché local, d’un site web, d’activités promotionnelles, d’activités de livraison ou de service après-vente, ou des facturations et recouvrements en monnaie locale. Là encore, les profits imposés localement iraient au-delà de ceux qui sont aujourd’hui alloués à un distributeur local, avec une méthode de partage du profit global consolidé reposant sur une formule prédéfinie.
2. Examen critique
Ces différentes propositions de l’OCDE conduisent en pratique à rémunérer des filiales de distribution au-delà des marges nettes qui résultent d’études de comparables. Elles auraient droit à une fraction du profit dit résiduel qui, dans l’approche actuelle, est attribué aux entrepreneurs du groupe assumant les fonctions stratégiques et détenant les actifs incorporels de valeur. La justification qu’en donne l’OCDE ne réside pas dans l’importance des fonctions qui seraient menées localement, mais dans l’existence d’une clientèle locale qui conduirait à une imposition locale, avec une logique similaire à celle de la TVA. Peu importe alors de savoir qui a développé cette clientèle locale, ou si le chiffre d’affaires réalisé localement dépend d’une marque détenue et développée à l’étranger. Le projet de l’OCDE s’affranchit ainsi du postulat de base de toute analyse prix de transfert qui est que la répartition des résultats au sein d’un groupe dépend de la contribution relative des entités du groupe à la génération de ces résultats, en termes de fonctions, de risques ou d’actifs, ce qui est appréhendé par une analyse factuelle dite fonctionnelle.
Les différents schémas dits d’entrepreneur, dans lesquels une société pivot concentre au sein du groupe les fonctions stratégiques et les actifs incorporels de valeur, seraient en conséquence mis à mal : l’essentiel des résultats du groupe ne serait plus localisé au niveau de ce pivot, puisque les entités de distribution auraient droit à une fraction du profit résiduel. C’est ce type de stratégies, qui permet une optimisation fiscale par la localisation de substance économique dans des pays faiblement imposés, qui est de fait visé ; la digitalisation rendrait ce type d’optimisation plus aisée, puisqu’il serait plus facile de gérer une activité à distance sans exercer de fonctions significatives sur le marché local. Toutefois, une telle optimisation est rendue possible par l’hétérogénéité des systèmes fiscaux ; ce n’est pas le principe de pleine concurrence qui en est la cause. Par ailleurs, les entrepreneurs ne sont pas nécessairement situés dans des pays faiblement taxés ; c’est le cas en particulier de groupes français qui se sont développés à partir de leur siège français où se situent toujours les incorporels de valeur et le management.
C’est dire que les principes fondamentaux régissant aujourd’hui la fiscalité internationale et les prix de transfert seraient bouleversés, avec des risques significatifs de perturbation de l’organisation du commerce international. Cela pourrait en effet aboutir aux situations suivantes :
– un groupe sans aucune présence taxable aujourd’hui dans un pays donné y deviendrait imposable en contravention avec le principe de territorialité de l’impôt, du fait de la présence dans ce pays d’une clientèle à l’origine du profit. Comme l’OCDE le relève elle-même, cela nécessiterait une remise à plat des conventions fiscales internationales, et en particulier une révision de la définition de l’établissement stable ;
– en cas de présence taxable avec une filiale à fonctions et risques limités, celle-ci serait mieux rémunérée que des distributeurs tiers et y paierait plus d’impôt. Le principe de pleine concurrence ne serait ainsi clairement plus respecté ; il en résulterait une nouvelle répartition des assiettes taxables par pays avec un impact sur le taux effectif d’imposition des groupes et sur les finances publiques des Etats ;
– dès lors que la répartition des profits ne résulterait plus de la logique économique commune qu’assurait le principe de pleine concurrence, à travers le référentiel objectif que constituent les transactions entre sociétés indépendantes, il y aurait des risques de double imposition accrus.
Le projet de l’OCDE a depuis sa publication fait l’objet de très nombreux commentaires publics soulignant la nécessité de respecter le principe de pleine concurrence, et on peut espérer que l’OCDE les prendra en compte, au risque sinon d’introduire de l’incertitude et de l’arbitraire dans la répartition des profits au sein des groupes. Que l’OCDE modifie ou non son projet, celui-ci cristallise une tendance des administrations fiscales à chercher à contrer les schémas dits d’entrepreneur où l’essentiel des profits revient à un pivot central, et corrélativement à imposer de manière plus lourde les activités réalisées sur les marchés des consommateurs locaux.
1. Addressing the tax challenges of the digitalisation of the economy – Public consultation document.