Les modalités de détermination des plus-values de cession de parts de sociétés de personnes ont nourri longtemps le sac d’embrouilles décrit par le professeur Maurice Cozian à propos du régime de ces sociétés. La jurisprudence «Quemener» semblait avoir réglé la question en 2000, jusqu’aux doutes introduits par l’affaire «Lupa». Les derniers développements sur cette question, combinés à l’entrée en vigueur de nouveaux dispositifs anti-abus, méritent réflexion.
Par Frédéric Gerner, avocat associé en fiscalité. Il intervient tant en matière de conseil que de contentieux dans les questions relatives aux impôts directs, notamment celles liées aux restructurations intra-groupes et à l’immobilier. frederic.gerner@cms-fl.com
La jurisprudence «Quemener» (CE, 16 février 2000, n° 133296, 8e et 3e s.-s.), a longtemps été une amie fidèle des contribuables réalisant des transactions immobilières impliquant des sociétés de personnes non soumises à l’impôt sur les sociétés (IS), dont les résultats sont imposés directement au niveau de leurs associés. Ce type de structure dite «translucide» est couramment utilisé pour la détention d’actifs immobiliers. Lorsque l’actif doit changer de mains, il est fréquent que le cédant impose la vente de ses parts plutôt que celle de l’actif sous-jacent. Selon la jurisprudence Quemener, la plus-value de cession est alors calculée, au plan fiscal, en majorant le prix de revient des bénéfices de la société qui ont été imposés au niveau de l’associé et des pertes qu’il a financées, et en diminuant ce même prix de revient des bénéfices qui lui ont été distribués et des pertes qu’il a déduites.
Cette mécanique a pour but d’éviter, au niveau de l’associé, une double taxation des mêmes profits, ou une double déduction des mêmes pertes. Son application au cas de la réévaluation de l’actif sous-jacent suivi de la dissolution de la société de personnes, permettant à l’acquéreur de la société d’inscrire l’actif à son bilan pour son prix effectif en franchise d’impôt, a été admise formellement par l’administration fiscale dans un rescrit de 2007, ce qui a largement favorisé les transactions sur ce type de sociétés en évitant la négociation de décotes sur le prix pour fiscalité latente.
L’arrêt Lupa (CE, 6 juillet 2016, n° 377904 et 377906, 8e et 3e s.-s.) a souhaité limiter la portée de cette mécanique en ajoutant la condition d’une «double imposition effective». Cet arrêt, intervenu dans une affaire complexe dans le cadre de laquelle l’Administration avait tenté sans succès de caractériser un abus de droit dans sa définition de l’époque (but exclusivement fiscal), a été jugé excessivement défavorable en affaiblissant un moyen légitime d’éliminer, dans de nombreux cas, une réelle double imposition économique.
Le Conseil d’Etat vient d’abandonner cette jurisprudence (CE, 24 avril 2019, n° 412503, Fra SCI ). Sa décision éclaircit le paysage mais sa portée devra être appréciée au regard des nouveaux dispositifs dont l’administration fiscale disposera : depuis 2019 en matière d’IS (clause anti-abus générale de l’article 205 A du Code général des impôts) et à compter de 2020 pour l’ensemble des impôts («mini abus de droit» de l’article L.64 A du Livre des procédures fiscales), pour contester les structurations qu’elle jugera motivées par un but «principalement» fiscal. Pourra-t-on reprocher au contribuable de réaliser une réévaluation suivie d’une dissolution dans l’objectif «principal» de bénéficier de la neutralisation offerte par la jurisprudence ?
De manière plus générale, pourrait-on reprocher à un contribuable de faire certains choix dans la structuration de ses opérations pour éviter une éventuelle double imposition économique ? Il serait absurde que l’Administration tente de sanctionner des opérations qui ne génèreraient aucun avantage particulier, mais permettraient simplement de mettre en cohérence charge fiscale et réalité économique. Espérons que l’Administration saura utiliser à bon escient ses nouveaux outils, sous un contrôle du juge que l’on souhaite vigilant et pragmatique.