La lettre gestion des groupes internationaux

Juin 2018

Fiscalité de l’économie numérique : la quadrature du cercle !

Publié le 18 juin 2018 à 16h45    Mis à jour le 22 juin 2018 à 15h31

Michel Combe, PwC Société d’Avocats

Si nous pouvons saluer la contribution de la Commission européenne aux discussions multilatérales qui se poursuivent au sein de l’OCDE sur les implications fiscales liées au développement de l’économie numérique, nous ne pouvons qu’être préoccupés par l’impact que l’éventuelle mise en œuvre des propositions de la Commission pourrait avoir, d’une part, sur cet espace économique en tant que centre d’investissement et d’innovation et, d’autre part, sur la capacité à poursuivre le dialogue fiscal international amorcé depuis le projet Base Erosion Profit Shifting, puisque cette initiative ne résulte nullement d’un consensus international.

Par Michel Combe, avocat associé, PwC Société d’Avocats

On rappellera que la Commission a proposé le 21 mars 2018 de nouvelles règles d’imposition des activités numériques. Une première proposition permettrait aux Etats de taxer les bénéfices qui sont réalisés sur leur territoire, même si l’entreprise n’y est pas présente physiquement, dès lors qu’elle y disposerait d’une présence numérique ou d’un établissement stable virtuel. Les conditions d’une telle imposition sont schématiquement fondées sur des critères de revenus, d’utilisateurs ou de contrats commerciaux qui entraîneront une imposition dès lors qu’ils sont générés sur le territoire d’un des Etats membres de l’Union.

Une seconde proposition vise à créer une taxe sur certains produits tirés des activités numériques. Cette imposition s’appliquerait aux produits générés par des activités numériques où les utilisateurs jouent un rôle majeur et qui sont peu ou pas imposées par la simple application des règles nationales ou internationales actuelles. Schématiquement, il s’agit des produits tirés de la publicité en ligne, des produits des activités d’intermédiaires numériques ou de la vente de données générées à partir des informations des utilisateurs des applications numériques.

A l’heure où de nombreux pays tiers appliquent (ou envisagent de mettre en œuvre) des mesures en dehors du cadre fiscal international que l’OCDE essaie de mettre en œuvre dans le secteur de l’économie numérique, les propositions de l’Union risquent de renforcer de telles démarches nationales.

Au-delà de devoir s’interroger sur la compatibilité de telles mesures au regard des accords internationaux en matière de commerce international, on peut craindre que leur éventuelle adoption entraîne des mesures de représailles d’autres Etats et, en particulier, des Etats où se situent les plus grands acteurs de l’économie numérique.

La mise en œuvre d’une approche législative unilatérale de l’UE (alors que, dans le même temps, la recherche d’une solution internationale est conduite par l’OCDE) pourrait aboutir à de multiples normes sources de conflits, c’est-à-dire de double imposition et source de coûts de conformité.

La seconde proposition de l’Union entraînera, à notre sens, inévitablement des doubles impositions pour les entreprises ressortissantes d’autres Etats sans qu’elles puissent être éliminées. En effet, cette imposition n’étant pas visée par le texte des conventions fiscales de non-double imposition en vigueur, elle ne saurait être éliminée par le recours aux autorités compétentes. De ce fait, pour éviter cette conséquence, les traités de non-double imposition liant les Etats membres de l’Union à leurs partenaires économiques devraient être renégociés afin d’éviter cette double imposition, retardant d’autant la mise en œuvre de la mesure temporaire.

Alors que le travail conduit par l’OCDE a pour effet de réduire le coût de la conformité fiscale des entreprises en créant des normes internationales communes (qu’il s’agisse du CbcR ou de la documentation en matière de prix de transfert par exemple), la mise en œuvre de normes européennes distinctes des normes de l’OCDE ne peut que conduire à une augmentation desdits coûts.

La référence à une notion de chiffre d’affaires comme fondement d’une imposition dans un environnement fiscal international est une approche qui va radicalement à l’encontre de toutes les approches de plus de cent ans des conventions fiscales, qui assoient les impositions sur les seuls profits et non sur les revenus. En quoi les revenus seraient-ils l’expression de la valeur créée et donc du profit taxable ?

Tel est aussi le sous-jacent de la démarche conduite dans le cadre du projet BEPS, qu’il s’agisse de l’action 1 sur l’économie numérique ou des actions, comme les actions 8 à 10 concernant les prix de transfert.

L’objectif est d’identifier la création de valeur, sa localisation, les acteurs de cette création en vue d’en déduire le droit d’imposer. A aucun moment, dans la convention modèle OCDE ou dans la convention modèle ONU, la notion de chiffre d’affaires sous-tend ou justifie le droit d’imposer.

On doit constater que, de la même façon, l’attribution d’un droit d’imposer en fonction de la présence de consommateurs ou, dans le cas de l’économie numérique, d’utilisateurs n’est nullement une approche traditionnelle dans l’environnement fiscal international.

Les conventions fiscales de non-double imposition font référence à la présence de personnes, de présence durable, de fonctions, d’actifs ou de gestion de risques par l’entreprise contribuable pour en déduire un droit d’imposer. Elles font référence à des notions plus récentes de «Key Entrepreneurial Risk-Taking» (KERT) ou de «Development Enhancement Maintenance Protection and Exploitation» (DEMPE), qui restent des notions liées à l’entreprise contribuable et à ses fonctions ; elles ne font pas référence aux clients ou aux prospects de l’entreprise contribuable pour attraire un quelconque droit d’imposition.

Nous ne contestons pas le droit pour l’Union européenne de remettre en cause certains concepts internationaux, mais elle doit en mesurer les conséquences. Il ne nous semble pas que les impacts de ce renoncement, pour les activités numériques, à des notions comme les fonctions exercées ou les risques supportés par l’entreprise objet de l’imposition ou à la notion de profit comme base d’une imposition, aient été pris en compte.

De plus, la référence à un chiffre d’affaires afin de créer une imposition, même limitée, semble ignorer certaines réalités économiques, y compris au sein de l’économie numérique.

Toutes les entreprises présentes dans le secteur numérique ne sont pas des entreprises profitables et, même quand elles le sont, leur niveau de rentabilité peut demeurer réduit et inférieur à 3 % de leur chiffre d’affaires.

La proposition de l’Union semble supposer que la collecte de données générées à partir des informations fournies par les utilisateurs est source de valeur. Il est certain que, comme toute matière première, la donnée a une valeur ; elle est d’ailleurs à la base d’une partie des activités numériques. Leur mise en valeur résulte d’autres étapes. En envisageant une imposition sur la cession de données de base, l’Union méconnaît les étapes ultérieures qui sont à la base de la création de valeur et donc des profits. En quoi une imposition assise sur le prix de la première transaction permettrait d’appréhender le profit lié à la valeur créée aux étapes ultérieures ?

Mettre en œuvre une telle imposition assise sur le chiffre d’affaires aura pour effet d’augmenter les coûts des entreprises, de réduire probablement leurs investissements ou, tout au moins, de les étaler dans le temps, permettant aux plus grands acteurs non européens disposant de ressources significatives – même s’ils ne sont pas toujours rentables dans leurs activités européennes  – de continuer à investir et d’augmenter ainsi leurs parts de marché. Ce résultat n’est sûrement pas l’objectif recherché, mais il rendra encore plus difficile l’émergence de très grands acteurs européens de l’économie numérique.

Dans un environnement fiscal où, au-delà des difficultés rencontrées par l’OCDE pour dégager des principes internationalement acceptés d’imposition des profits de l’économie numérique, les Etats et parfois les contribuables n’ont pas encore parfaitement mesuré les effets des réformes fiscales américaines, où l’issue des négociations du Brexit demeure incertaine, l’initiative de l’Union introduit une difficulté supplémentaire dans la recherche d’un accord international en matière de fiscalité des activités numériques, visées par l’action 1 du projet BEPS de l’OCDE.

Ces quelques éléments, loin d’être un inventaire exhaustif des conséquences de la position prise unilatéralement par l’Union européenne, doivent à notre sens conduire les autorités à poursuivre le dialogue au sein de l’OCDE et à ne pas adopter une approche divergente qui ne peut qu’être source de coûts pour les entreprises et les consommateurs européens.

Retrouvez tous les trimestres la Lettre de PwC, PwC Société d'avocats. PwC Société d'avocats est, en France, la société d’avocats membre du réseau international PwC, présent dans plus de 158 pays et fédéré par des valeurs partagées par l'ensemble de ses membres.

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Au sommaire de la lettre


La lettre gestion des groupes internationaux

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Sandra Aron et Sébastien Delenclos, PwC Société d’Avocats

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