L’économie numérique et la fiscalité constituent sans la moindre hésitation un thème d’importance, tant pour les Etats que pour les entreprises. Au centre des débats de l’OCDE depuis la réunion de Los Cabos en 2012, ce thème a été à nouveau largement évoqué et débattu en Europe au début de l’automne grâce à l’initiative de la France lancée avant le sommet de Tallin.
Par Michel Combe, avocat associé, PwC Société d’Avocats
En dépit de cette initiative, le sujet n’a pas encore trouvé une conclusion globale qui réponde aux attentes de tous les participants européens. Les Etats en développement devront eux aussi faire valoir leur point de vue car le développement de l’économie numérique pourrait les priver d’une part des recettes fiscales qui leur revient légitimement.
L’Europe, notamment sous l’impulsion de la France, a engagé une action forte tendant à créer un modèle d’imposition des activités numériques exercées au sein de l’Union.
La Commission européenne a présenté ses premières pistes. Pour le vice-président de la Commission, Valdis Dombrovskis, la priorité est d’avoir une réponse commune «afin de ne pas avoir un patchwork de solutions unilatérales des Etats membres qui affaiblirait l’intégrité du marché unique».
Force est de constater que cette réponse commune n’a pas été possible. La position des différents Etats membres sur ce thème a montré des approches divergentes, rendant impossible l’atteinte d’un consensus. Le Premier ministre irlandais s’est ainsi élevé contre la proposition de la France de création d’une «taxe égalisatrice» sur le chiffre d’affaires des géants du net «la solution ne passant pas, selon lui, par plus de taxes et de régulation». Le Luxembourg a aussi exprimé ses réticences. «Le Luxembourg est ouvert à la discussion sur la fiscalité numérique, mais dans le cadre de l’OCDE, et en taxant alors les profits plutôt que le chiffre d’affaires», a indiqué son Premier ministre. D’autres Etats dont Malte et Chypre s’ajoutent à la liste des opposants à l’approche portée par la France.
L’exécutif européen a également exprimé des doutes sur la faisabilité d’une taxe sur le chiffre d’affaires et a jugé plus opportun pour l’Europe de s’entendre sur une position commune pour faire pression sur l’OCDE plutôt que de créer seul une nouvelle règle fiscale.
La commissaire européenne à la concurrence a indiqué le 21 novembre 2017 que Bruxelles prendrait des mesures pour imposer les entreprises du numérique si la communauté internationale ne parvenait pas à un accord d’ici le printemps 2018.
Cet attentisme n’est pas partagé par tous, comme le montre la mise en place envisagée en Italie d’une «web tax».
Dans cette recherche d’un consensus mondial en vue de fiscaliser les profits des activités numériques, le point de vue des Etats en développement doit être pris en compte.
Un constat s’impose : les Etats en développement sont encore plus exposés, que les autres Etats, aux conséquences de la croissance des activités numériques si les règles fiscales actuelles ne sont pas adaptées en vue d’imposer de façon équilibrée la création de richesse. Ils sont des importateurs nets de services numériques, ne disposant pour la plupart pas encore dans leurs économies de grands acteurs du monde digital alors même que leurs populations sont consommatrices des biens et services produits par ces acteurs.
Les règles fiscales actuelles sont basées sur la présence physique ou d’agents dépendants là où une partie de l’économie digitale ne requiert plus une telle présence ou le concours de personnes physiques pour rendre le service ou délivrer le bien, rendant de ce fait encore plus difficile l’imposition des acteurs de l’économie numérique dans les Etats en développement.
Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ces modèles économiques qui sont multiples et en permanente évolution, voire en création, dont : (i) le modèle basé sur la publicité, selon lequel l’entreprise propose du contenu, des services et/ou des produits et fournit une plateforme pour les publicités ; (ii) le modèle d’abonnement, par lequel le site web qui offre du contenu ou des services aux utilisateurs facture en contrepartie des frais d’abonnement ; (iii) le modèle de vente, par lequel une entreprise tire un revenu en vendant des biens, des informations ou des services aux clients ; (iv) le contenu et le modèle technologique de licence, par lequel une entreprise fournit un accès à un contenu en ligne spécialisé, des algorithmes, des logiciels tels que SAAS ; et (v) la vente de données d’utilisateur et d’études de marché personnalisées.
Nous pourrions ajouter le modèle basé sur l’impression 3D (vi). Face à ces modèles, les règles fiscales actuelles sont inadaptées pour allouer l’imposition de manière équitable entre les Etats. Les Etats en développement doivent nécessairement trouver de nouvelles solutions pour appréhender une fraction de cette création de richesse.
La première solution conduirait à revoir la définition des établissements stables mais si l’on renvoie à la nouvelle définition proposée par l’OCDE, une grande partie du chemin a été faite en redéfinissant les activités auxiliaires et préparatoires ou la notion d’agent dépendant. Ces définitions permettent à tous les Etats dont les Etats en développement d’appréhender une fraction de la valeur créée par l’économie digitale.
La seconde approche conduirait à la création d’une notion d’établissement permanent virtuel. Cette notion pourrait reposer sur des éléments tels que la localisation des noms de domaine, la présence de serveurs, l’existence de paiements locaux, mais pourrait aussi s’appuyer sur le nombre d’utilisateurs, le volume des données collectées auprès des utilisateurs locaux, tous ces éléments pouvant permettre de constituer des critères de présence numérique, source d’imposition. Là encore, force est de constater qu’une telle approche répondrait aux attentes des Etats en développement tout comme des Etats développés.
Une troisième approche pourrait être basée sur le franchissement d’un certain seuil de revenu, qui généré dans un Etat par un opérateur donné de l’économie numérique, conduirait à une présence taxable.
Sans aborder la question de la mesure de l’atteinte de ces seuils qui créeraient une présence taxable ou des intermédiaires en charge de collecter l’imposition, on doit s’interroger sur la détermination du résultat taxable qui en résulterait. Faut-il accepter que l’imposition prenne la forme d’une retenue à la source assise par définition sur le revenu brut et donc qui ignore les charges engagées pour générer ce revenu ?
Faut-il faire référence au principe de pleine concurrence et déterminer un niveau de marge théorique qui serait la base de l’imposition, cette marge étant définie par référence aux marges d’entreprises indépendantes alors que l’économie digitale est aujourd’hui le fruit des activités de groupes intégrés ayant une présence mondiale ? Est-ce que la nature originale de cette économie doit conduire à utiliser les méthodes dites de profit split mais alors se posera la question des clés de répartition ?
En conclusion, il apparaît qu’il existe un nombre important de questions à adresser avant de pouvoir proposer aux entreprises engagées dans l’économie numérique une fiscalité adaptée reflétant les sources de création de valeur tout en répondant aux attentes des Etats, qu’ils soient en développement ou développés.